Journal du conteur

Invitation en poche, c’est en toute innocence…

Invitation en poche, c’est en toute innocence que tu es venue à cette réunion de candidats au concours. Certes, il t’a semblé bizarre de devoir descendre autant ; qu’il y ait de moins en moins de lumière ; qu’il faille entrer par une trappe dans le plancher ; mais tu as suivi. Même quand derrière toi l’échelle a été enlevée et la trappe refermée, il a encore fallu que tes yeux s’habituent à la pénombre ; que tu remarques l’absence de fenêtres ; que tu voies les silhouettes écartées, avachies, immobiles, silencieuses ; que tu scrutes ces visages atones comme des faces de cadavre. Alors seulement tu as compris le piège auquel tu t’étais laissé prendre.

Te voilà enfermée au dernier sous-sol, avec les ratés. Comment est-ce possible ? Toi, l’ancienne première de la classe ! La terreur te saisit. Seuls les ratés aboutissent là, te dis-tu : ceux qui ne sont pas des ratés ne sont pas venus, ne se sont pas laissé entraîner si bas ; puisque tu y es venue de ton plein gré, sans réticence ni méfiance, n’es-tu pas à ta place ici ? Ta nouvelle place, désormais, à laquelle tu devrais te résigner, t’habituer ? Non ! Il doit y avoir une erreur ! Tu te révoltes contre ta circonspection habituelle ; il suffit d’un coup d’œil pour deviner que tu n’as rien de commun avec cet amas de corps moites, ces voix sourdes, ces yeux fuyants. Tu as seulement été naïve, trop confiante, trop docile, te dis-tu.

Trêve de scrupules. Tu pousses l’unique table jusque sous la trappe, et commences d’y entasser les chaises. Tout à coup un aboiement te fait sursauter. Il y a même un chien ici ! Baissant les yeux, tu le vois : petit, grognant, babines retroussées. Le genre de roquet ridiculement agressif qu’un coup de pied fait gémir et s’enfuir. Ce dont tu ne te prives pas. Et tu continues à tenter de t’échapper.

En équilibre sur le tas de chaises, tu as réussi à soulever la trappe. Mais alors que tu essayes de te hisser au-dessus, les autres, les ratés, les déchets, les pré-morts, qui jusqu’à maintenant ne t’avaient ni aidée, ni gênée, ni prêté la moindre attention, se sont approchés et se mettent, sans mot dire, sans heurter une chaise, silencieux comme des fantômes, à tirer sur tes jambes. Il est évident qu’ils ne veulent pas, eux, s’enfuir, ils veulent seulement que toi tu restes là, avec eux, dans la même déchéance.

Peux-tu encore leur échapper ? Oui, indéniablement oui, il te suffit encore de secouer les jambes, de donner quelques coups de pieds dans ces têtes molles aux faces d’ombre, pour te libérer de leurs mains débiles. Aucun cri ne retentit, tu n’entends rien d’autre que tes propres gémissements d’effort et le bruit sourd en contrebas du choc de chairs molles contre le plancher.

À peine as-tu, dans un dernier effort, derrière toi refermé la trappe que la lumière s’allume. Une porte s’ouvre, un homme s’approche et te tend la main. Tu la saisis et te relèves. « Bienvenue, dit l’homme, parmi les lauréats », et, de son autre main, il indique, restée ouverte, la porte par laquelle il est entré.

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