Journal du conteur

Les chaises manquantes

J’apporte des chaises, les chaises manquantes pour la réunion. Comme elles sont lourdes je prends un raccourci entre les immeubles, par le sous-sol. J’arrive à l’entrée d’un étroit passage. Je distingue un homme, ou peut-être quelques-uns, de l’autre côté, allant dans ma direction. J’hésite un instant, puis m’engouffre. Je dois me presser. Non seulement je vais manquer le début mais un ou deux camarades devront rester debout si tout le monde est là. J’entends des voix : c’est plusieurs qu’ils sont. J’étouffe un juron. Alors qu’il semble que nous devions nous heurter inéluctablement, et qui sait s’ils ne pourraient pas le prendre comme prétexte pour me frapper, ils en ont bien l’air — j’avise à gauche un renfoncement et sans réfléchir m’y jette éperdument. C’est en fait la bouche d’un couloir presque parallèle à celui que j’aurais dû suivre, dont il ne s’écarte que lentement comme s’écartent dos et fil d’une étroite lame de couteau, mais bien qu’il constitue sans doute un détour je le suis, j’ai trop peur de faire demi-tour, je sais qu’ils m’ont vu bifurquer in extremis et si je ne les entends pas c’est peut-être justement parce qu’au lieu d’avoir passé indifféremment leur chemin ils m’attendent en embuscade ou m’ont pris en chasse, sur la pointe des pieds, communiquant par gestes. Je n’ai pas lâché les chaises et je comprends que je me suis fourvoyé. Je suis déjà en retard, bientôt ce ne sera plus la peine d’arriver, tandis qu’elles m’empêchent de m’enfuir et même, par le bruit incessant que je fais en cognant leurs pieds contre les murs, attirent l’attention sur moi.

Je me résous à les abandonner, soutenu par l’idée que je vais les disposer de sorte à ralentir mes poursuivants, qui buteront sur elles dans le noir qu’ils s’abstiennent d’éclairer pour ne pas trahir leur présence et précipiter ainsi ma fuite. Mais je suis surpris de trouver bientôt une porte. J’hésite à nouveau. Et s’ils m’attendaient derrière ? Soit ils ont passé et sont loin ; soit ils me poursuivent silencieusement dans le couloir ; soit ils m’attendent subrepticement de l’autre côté de la porte ; soit ils se sont séparés pour me prendre en tenaille. Mais je n’ai pas le choix : faire demi-tour est au-dessus de mes forces, même si je n’ai pas encore entendu les chaises tomber ni de cris étouffés, je dois sortir, tant pis, je dois sortir quoi qu’il arrive.

La nuit est tombée. La rue est déserte. La chaleur m’étouffe : un orage se prépare. J’entends des pas, des rires. Je reconnais les voix de mes camarades. La réunion est finie précocement et certains rentrent par là. Qu’est-ce que je fais là ? J’ai l’air idiot. Je raconte ma mésaventure, ils sont curieux et n’ont pas peur, ils vont me raccompagner, on ne va tout de même pas abandonner les chaises, qu’on trouve d’ailleurs tout de suite, telles que je les avais disposées. Ils les portent et sans un mot pour l’incident continuent à parler. J’apprends ainsi que la réunion n’a pas pu se tenir faute de quorum ; qu’il manquait sept compagnons ; que je serais venu pour rien avec mes chaises ; qu’elles sont d’ailleurs trop lourdes et que j’aurais mieux fait de venir sans ; que j’ai dû peiner ; que ça se voit d’ailleurs, que j’ai l’air épuisé, que je suis même pâle, qu’il ne faudra plus recommencer, que ça n’en vaut pas la peine, qu’on est très bien assis par terre. Ils sonnent. On leur ouvre chez moi. Une voix de femme, ma mère ou ma sœur, je n’ai pas reconnu laquelle. Ils tiennent à monter avec moi les quatre étages, ils me font un rempart de leurs corps, si je m’évanouissais dans l’escalier je ne pourrais tomber que dans leurs bras. Je marche les yeux baissés. Le palier est éclairé. La lumière vient de chez nous par la porte ouverte. Mes amis me remettent à ma famille, me recommandent le repos. Demain il n’y paraîtra plus. Ils entrent ranger les chaises, ma sœur voudrait les retenir au contraire de moi qui les salue à peine. Je tombe dans mon lit et disparais. Je rouvre les yeux dans le couloir, la porte est ouverte, non, elle est en train de s’ouvrir, on trépigne derrière, la lumière croît, leurs sourires sont féroces et narquois, leurs mains puissantes n’ont pas besoin d’armes, j’entends jurer, tomber les chaises, pourquoi, pourquoi suis-je parti trop tard et trop chargé ? Je ne veux plus rien d’autre que du temps, immobile, étale, tout un temps immense, toute une vie pour m’en repentir. Mais il n’y a plus de temps, c’est ce qu’il me reste encore le moins, ils vont me toucher d’un instant à l’autre, et je ne peux plus espérer d’autre secours que l’inconscience.

396

Petits monstres

Tous les matins, au réveil, je jette un coup d’œil aux monstres que j’ai sécrétés dans mon sommeil. Il n’en reste jamais beaucoup, tout au plus quatre ou cinq, parfois un seul. Pourtant je n’ai pas de mal à les trouver, d’ordinaire ils sont juste là, sur le lit ou autour, recroquevillés, déjà desséchés par la lumière. Je les ramasse avec précaution, pour éviter de me piquer, mais surtout parce qu’il arrive qu’un réflexe agite encore gueules ou dards. Ma fille m’apporte les siens et nous comparons nos productions. Indéniablement, ses monstres sont plus ronds et plus mous que les miens ; leurs traits sont moins marqués, leurs épines moins pointues, leurs griffes moins acérées… Il nous arrive même de nous attendrir. Autrefois j’étais plus curieux ; maintenant c’est surtout par habitude que je les examine brièvement de mon œil exercé, au cas où l’un d’eux, particulièrement original, mériterait de rejoindre ma collection — laquelle, pour être ancienne, demeure très modeste : pas plus d’un spécimen par lustre ; pour les conserver il faut les cuire, je le sais d’expérience : si l’on se contente de les ranger tels quels, il suffit d’un jour de grande humidité ambiante pour les perdre : d’abord leurs contours se font moins accusés, moins nets, et tout à coup, comme une bulle qui crève, ils se mettent à couler, à déborder les uns dans les autres, sans qu’on n’y puisse rien ; à la fin il ne reste plus qu’une masse informe, une sorte de flaque épaisse et stagnante où tous les traits, et les membres, et finalement les corps se sont fondus. Ma fille est plus attentive, qui essaye de déterminer lesquels de leurs attributs et appendices sont originels et lesquels sont hérités des monstres qu’ils ont dévorés pendant la nuit ; elle s’entraîne, argue-t-elle : elle veut devenir paléontologue ; plus que l’invraisemblance des assemblages, c’est surtout la grossièreté des sutures qui lui sert d’indice. Tout ceci ne nous prend que deux ou trois minutes, après quoi nous les jetons habituellement au compost. C’est seulement les rares matins où nous en avons et le temps et l’envie que nous les travaillons. D’abord, avec des ciseaux, nous coupons tout ce qui dépasse, pour ne pas nous blesser : épines urticantes, gueules projetées, ailes griffues, becs effilés, etc. Ensuite nous les humidifions pour les ramollir, puis nous les pétrissons, les mettons en boule, et les roulons dans le creux de nos mains jusqu’à ce que, peu à peu, ils disparaissent.

Pour les surprendre à l’œuvre, il faut se réveiller en pleine nuit. Plus il est tôt, plus ils sont nombreux. Le chaos fait rage alors. Grognements, cris, gémissements remplissent la pénombre. Ça grouille, ils courent et sautent sur le lit, je ne les vois pas encore mais je les sens à travers les couvertures. J’ai beau être habitué, savoir qu’il suffirait d’éclairer la pièce : difficile d’étouffer la peur, surtout quand je sens le dernier de ces monstres gluants et enragés suinter de ma tempe — et tirer, se tortiller comme un ver, impatient de rejoindre l’arène, même en titubant, vulnérable et téméraire. Au fil des minutes je les discerne de mieux en mieux, ombre sur ombre, jusqu’à pouvoir suivre la véritable lutte de tous contre tous à laquelle ils se livrent. Frapper, griffer, empaler, démembrer, éventrer, aspirer, dévorer, toute la nuit durant. Ce n’est pas une bataille rangée, pas de camps, tout au plus des alliances toujours brèves et qui éclatent imprévisiblement en boucheries cannibales. Jusqu’au bout ils s’entre-déchirent ainsi, irrésistiblement, et chaque vainqueur hérite tout ou partie des attributs anatomiques de ses proies successives : des yeux supplémentaires, par exemple — avec un peu de chance ils pousseront derrière une tête, mais ils peuvent aussi bien éclore dans les poplités ! —, ou un nouveau dard, des ailes atrophiées, trois nouvelles pattes sous trois anciennes, une trompe bouchée… C’est pourquoi les monstres que je ramasse le matin entre deux doigts — les vainqueurs de la nuit — sont souvent grotesquement difformes, ridiculement surchargés de gueules à nourrir et d’appendices incompatibles. Peu à peu le calme revient. Cris et grognements sont remplacés par des halètements d’obèse, grâce à la régularité desquels, bercé, je me rendors bientôt. Je sais que les nuits de ma fille sont identiques, sauf qu’elle n’a plus ou pas encore peur. Parfois même, elle joue avec eux.

395

On leur a construit des bancs…

On leur a construit des bancs sur la falaise, au bord du vide. Les petits vieux aiment venir s’asseoir là. Ils contemplent, au loin, la silhouette du monde, du vrai monde, auquel ils n’ont pas eu et, désormais, n’auront jamais eu accès. Ils en sont restés aux commencements. Toute leur vie, avec ses efforts et ses joies, sa progression indubitable et sa régression inexorable, bornée dans son commencement. Pourquoi ? Que leur a-t-il manqué pour le dépasser, pour entrer adultes dans le vrai monde ? Et qui sont-ils, les rares, les mythiques, ceux qui y parviennent, qui disparaissent et ne reviennent jamais ? Quelle chance, quelle audace ont-ils eues ; qu’ont-ils fait de mieux, de plus que trouver un simple bateau ? Les vieux ont beau scruter la lointaine silhouette rocheuse, ils ne perçoivent pas l’ombre d’une réponse. Seulement, de temps en temps, des éclairs, des lumières très brillantes, couleur du feu, des panaches de fumée, et, pour ceux dont l’ouïe n’est pas trop altérée, un grondement, un vrombissement à peine audible (mais qui, du fait de la distance, doit être, au lieu de son émission, d’une puissance terrifiante). Éruption volcanique, explosion, guerre ? Ils se sont résignés à ne pas savoir. Ils ne veulent même plus savoir, disent-ils, trop vieux pour espérer, pour endurer une révélation soit transcendante soit décevante. Pourtant ils continuent à venir s’asseoir là, et, dans les blancs de leur bavardage, à regarder, certes par simple habitude, mais encore souvent avec une curiosité que l’âge n’a pas tarie. Bien sûr ils voient aussi le vide à leurs pieds, mais ils l’ignorent, cet abîme-là ne les rend pas curieux. Ce ne peut être qu’un charnier, un compost géant, une forêt, dense, florissante, au fond d’un vallon avant la mer. Ils se contentent de savoir qu’un pas suffirait pour y disparaître. Ce pas, beaucoup le font quand il s’agit d’éviter la démence, la dépendance, la souffrance et les soins palliatifs à l’hospice. Il y a aussi ceux qui viennent mourir ici, sur les bancs ; ils s’y traînent, s’y allongent, ferment les yeux. On fait rouler leur corps, sans regarder ce qu’il devient. On jette un coup d’œil aux lointains. Un feu d’artifices ? Ou une bataille ? Rien à faire… Ils en sont restés aux commencements, aux préparatifs, comme des enfants. Le grand parcours, l’exploration riche en surprises et en mystères qu’on avait vantés aux écoliers qu’ils furent, ils n’en ont rien connu. Ont-ils été trompés ? C’est possible. Comme il est possible, et sans doute plus probable, qu’ils aient échoué — pris la mauvaise direction à un carrefour quelconque, laquelle s’est avérée l’impasse qui les a finalement menés ici. Je voudrais parfois les jeter tous dans le vide, dégager la falaise de leur présence importune. M’asseoir tout seul sur les bancs, tout seul observer le spectacle pyrotechnique à l’horizon, m’abîmer en lui. C’est la différence d’âge : je suis arrivé là trop jeune. (« Vieux avant l’âge », comme disait ma mère.) Je me suis pressé vainement, sans mériter d’aller plus loin. Maintenant j’attends, c’est déjà tout ce que je peux encore faire ; j’attends ce jour douloureusement lointain où je serai enfin comme eux, un petit vieux parmi les autres, au bord du vide, attendant de s’y jeter, de s’y engloutir sans un cri. Ou qu’on y jette son corps, et qu’on l’oublie aussitôt, et qu’on regarde au loin les rares lumières ou leur absence.

394

Petits démons

Récemment réapparus sont les petits démons. Petits par la puérilité, non seulement par la taille ; démoniaques par l’égoïsme et l’indiscipline. On les croyait et les espérait éteints : grande déception ! Ont-ils quitté, pour une raison inconnue, le fond des grottes, le cœur des jungles où ils s’étaient cachés tout ce temps ? Ou bien ont-ils été recréés, sécrétés par la bienveillance de mauvais maîtres ? — au sein même de notre civilisation, dans nos villes, où ils pillent nos ordures. Inconsciemment ils hésitent encore entre conquérir et détruire. De cette hésitation nous profitons en hâte : les accueillons, les flattons, nous soumettant apparemment. Ils se moquent de nous, répètent en perroquet nos proverbes, nous singent et croient nous ridiculiser en minaudant à voix aiguë ; inutile de se fâcher : quelques minutes d’une docilité affectée, obséquieuse suffisent à épuiser la patience de ces rustres et goinfres, dont la bouffonnerie nous distrait. Trapus et grossiers, jaloux, menteurs, voleurs, mais dénués de toute subtilité, ils s’invitent, de sorte que n’importe quel hôte expérimenté sait comment les prendre, comment les amener à se conduire selon nos volontés, comment leur apprendre à manger, non à dévorer, eux qui ne sont pas des ogres et n’ont jamais été des fauves. Et en moins de générations qu’il n’en faut pour créer une nouvelle espèce, ils seront devenus, sinon des bourgeois, du moins d’ordinaires citoyens laborieux.

393

Les siamois

Mon frère et moi sommes collés. C’est lui le chef, nous le savons tous deux, mais les hasards du développement embryonnaire ont été défavorables, de sorte que c’est moi, le faible, qui ai le contrôle moteur. Tout ce qu’il a, dans sa tête à l’intérieur de la mienne, c’est un esprit, une conscience. Je le sens, je sens ses aspirations, elles m’inhibent et me briment. Il est une volonté privée des moyens de s’exprimer, de s’accomplir ; je suis un ensemble de moyens sous-employés, faute de volonté… Je veux lui rendre hommage : c’est tout ce que je peux faire pour lui. Car je ne peux pas me soumettre à sa volonté, moi le faible : j’ai trop peur pour cela, peur de lui, et peur de ce qu’il me ferait faire, et que les autres me verraient faire, me croiraient faire, m’imputeraient, à moi, puisque lui, l’autre, tout fort qu’il soit, est invisible et, sans mon aide, impuissant. Il ne s’exprime que dans mon orgueil, et dans ma libido. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore devenu fou : lui le lion encagé de naissance et pourtant, à travers mes yeux, conscient de tout : le monde, tout ce qui existe, sa situation précise, sa cage, sa puissance brimée, tout ce qu’il perd, tout ce qu’il aurait pu faire si le câblage spinal avait été légèrement différent… Il n’est pas encore devenu fou, mais il me trouble, depuis l’adolescence au moins : c’est à cause de lui que je bégaye. Et quand je ne bégaye plus, c’est que je le laisse parler, que je le laisse prendre possession de la bouche, des voies neuronales de l’expression orale. Alors on ne me reconnaît pas. Normal ! C’est l’autre, le fort, le dominant, qui enfin trouve à s’exprimer, avec aise et autorité. Mais ça ne dure jamais longtemps. Il ne peut pas triompher de moi, car le moindre coup, la moindre adversité, c’est moi qui les subis. Et chacun d’eux me rappelle à moi, je réintègre tout mon corps, je le chasse, lui qui me soumet à ce que je ne peux endurer. Ainsi nous vivons l’un dans l’autre, ainsi nous luttons, lui avec sa volonté, moi avec ma lâcheté ; ainsi nous triomphons tour à tour, lui brièvement mais avec éclat, moi dans la longue inhibition des jours fades et anxieux. Aucun ne peut tuer l’autre ; nous mourrons comme nous sommes nés, comme nous avons toujours vécu : ensemble. Et entre-temps nous continuerons à vivre cette vie fausse, cette vie double, inaccomplie et inaccomplissable, car les aspirations de l’un, et les peurs de l’autre, sont par trop antagonistes pour donner autre chose qu’une chimère.


Ma seule force propre, c’est de l’affaiblir ; sa seule faiblesse essentielle, c’est d’être à ma merci. On croirait qu’à la naissance un mauvais génie nous a intervertis, a inversé nos rôles, nos positions. Comme la vie aurait été simple et belle dans l’autre sens ! Je l’aurais admiré, il m’aurait protégé. Dans cette hiérarchie assumée et résolue, nous aurions été unis, chacun à sa place légitime, liés par une fraternité indéfectible. Je l’aurais encouragé à surmonter ses rares faiblesses, et consolé de ses rares défaillances ; il m’aurait rassuré, et, me rassurant, toujours présent, m’aurait transmis un peu de sa hardiesse. Lui devant, moi derrière, nous aurions été complémentaires, comme veille et sommeil, comme le départ et le retour, l’épée et son fourreau, comme le poing et la paume… Mais chacun a reçu les attributs de l’autre. Comme si Aphrodite avait reçu le trident, Athéna la vigne, Héphaïstos la lyre et Apollon la forge et la sueur ; comme si Déméter avait reçu le siège de l’Hadès, comme si Achille avait reçu la couardise en même temps que l’invincibilité, et Ulysse la mêtis — la ruse — avec le mutisme…


Mon pauvre jumeau — alter ego, faux alter ego ! Comme j’aimerais te laisser ma place et prendre la tienne ! Les choses rentreraient dans l’ordre, dispositions et attributs enfin appariés. C’est impossible ; nous le savons tous deux. Je m’en désole et, je le sais, le sens, tu enrages. Qu’est-ce qui te fait résister à la folie, à la tentation d’une folie salvatrice ? L’attente de ma propre folie, qui te laisserait maître à bord et les mains libres ? J’admire ta patience, ta persévérance dans la croyance en la possibilité de ton triomphe final. Je le souhaite ! Mais je suis trop lâche pour te laisser la place. Je manque peut-être de confiance en toi, même si j’ai bien plus confiance en toi qu’en moi. Ou bien je t’utilise, comme un otage, comme un trésor gardé caché dans un coffre-fort… Grâce à ta présence secrète, je me garde des vaines tentations de la prééminence. Sachant qu’il suffirait que je m’efface et te laisse le champ libre pour dominer mon prochain, je peux rester tranquille dans ma médiocrité solitaire, dans mon insignifiance, sans subir ni les fatigues et périls de la lutte, ni l’infamie d’un échec éventuellement mérité, ni la honte d’une possible incapacité essentielle à toute ascension. Je me console dans la latence que tu incarnes. Toi, hochet de ma faiblesse… c’est ton existence même, consciente, indubitable, qui me permet de m’abandonner sans vergogne à ma douce faiblesse, reposante. Ta force en puissance libère ma faiblesse en acte. Grâce à toi, je me venge en pensée des échecs et humiliations que je subis, et je m’en contente. Puisque je sais que grâce à toi, avec toi, nous pourrions… Nul besoin de se donner la peine de le prouver !

C’est pourquoi ce n’est jamais que par accident que je te cède les commandes ! Ô mon frère, mon trésor. Ta prison est mon salut. Pour que je vive la seule vie qui puisse me rendre heureux dans la lâcheté — aussi lâche que nécessaire et aussi heureux que possible… il faut que tu souffres, puisque nous ne pouvons intervertir nos places. Je le regrette, mais je sais qu’à ma place tu n’aurais pas fait autrement. Continue donc à bouillir au fond de mon crâne, à faire sourdre en moi, avec ta chaleur vivifiante, le réconfort des vengeances virtuellement triomphales !

Comme exutoire, je t’offre ma vie onirique. Venges-y toi à loisir…

392

Les Jardiniers

Ils reviennent. On les a vus descendre la montagne en serpentant, leurs outils sur l’épaule à la place du fusil ; leurs torches les ont trahis dans le crépuscule de l’aube. Aux jumelles, on a suivi leur avancée jusqu’à ce qu’on soit sûr de leur identité. Les Jardiniers de Gaïa, ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes. Ils seront là dans quelques heures ; nous les attendons.

Nos aïeux ont dû avoir peur la première fois qu’ils les ont aperçus, longue file dans le versant comme une rivière grise, au siècle dernier. Pillards ? Soldats en maraude ? Ils les ont observés, hésitant à fuir. Puis ils ont remarqué que les objets longs et fins sur leurs épaules n’étaient que des outils pour le travail de la terre : c’étaient les têtes de métal neuves de ces outils qui luisaient au soleil, et non le canon de fusils. Alors ils ont dû être soulagés, mais pas complètement. Disons méfiants et curieux. Il passe souvent des étrangers dans la vallée, mais en nombre, presque jamais.


« Déjà ! » ont dit certains d’entre nous, « et s’ils ne faisaient que passer cette fois… » Il s’avère que non. Avec la candeur oppressante qui les caractérise, après les salutations d’usage et l’échange de nouvelles ils demandent directement une audience au conseil. Nous savons bien pourquoi, ils n’en font d’ailleurs pas mystère : pour qu’on leur concède une nouvelle parcelle de terre. Et nous savons aussi déjà — et, sans doute, eux aussi — que nous céderons, comme toujours. À contrecœur, mais ils ne semblent pas le remarquer, ou ne pas vouloir en tenir compte. Peu s’en faut qu’ils ne nous remercient déjà…

Le conseil les fait patienter quelques jours, pour la forme. Ils campent un peu à l’écart, tranquillement. Ils font quelques emplettes, payées en pièces de monnaie, en pièces détachées, en clous neufs ; ils fréquentent notre bibliothèque ; ils se rendent utiles aux champs, où ils sont efficaces et de bon conseil ; ils nous ont offert des semences. Ils visitent aussi les parcelles qui leur avaient été précédemment concédées. Ou plutôt : ils les effleurent : c’est-à-dire qu’ils les longent, en font le tour en les observant, sans les pénétrer, sauf à les traverser s’il y reste un chemin marqué, et sans sortir de celui-ci semble-t-il, ainsi que l’ont remarqué les paysans travaillant en bordure. Le soir ils se baladent, jouent aux cartes — sans enjeu — ; parfois aussi, en chœur et à voix basse, ils chantent et psalmodient autour du feu dans une langue que je ne reconnais pas malgré des inflexions familières. La mélodie simple, lente et répétitive a probablement un fort pouvoir hypnotique, mais le crépitement des grandes flammes tremblant dans la brise du soir a peut-être le même effet sur nous. Ils boivent peu d’alcool, sans dédaigner un petit verre. Ils écoutent plus qu’ils ne parlent, mais répondent sans timidité à nos questions, qui certes ne sont pas embarrassantes. Pourtant on sent qu’ils gardent une certaine réserve, peut-être en miroir de la nôtre. En somme ce sont des hôtes paisibles et discrets, de plus en plus appréciés.


À peine ont-ils reçu leur nouvelle parcelle qu’ils se mettent à la nettoyer, et ce faisant étonnent ceux d’entre nous qui les voient pour la première fois. On dirait des éboueurs. Ils préparent la terre comme pour la cultiver, sauf qu’ils laissent les pierres et les arbres.

Faute de mieux, ils font un grand feu de tous les déchets qu’ils ont rassemblés, puis ils répandent la cendre. Ce qui n’a pas brûlé, ils le cassent en morceaux qu’ils mettent dans de grands sacs, pour, disent-ils, les jeter dans la gueule d’un volcan actif. De la manière dont ils l’ont dit, il est clair qu’il s’agit d’un acte religieux. Comme la cérémonie par laquelle ils ont consacré leur terre, à laquelle nous étions conviés. Ils étaient sous un arbre et je n’ai pas vu grand-chose. J’étais loin, parce que je n’étais guère curieux. J’avais juste suivi la foule et me suis vite lassé. (Si j’ai un dieu, c’est la vertigineuse et improbable suite de hasards qui mène à la vie sur Terre, à l’intelligence ; le cosmos est son nom et la nuit étoilée son visage.)


C’est tout de même à l’occasion de cette cérémonie que j’ai identifié leur chef, à son emploi. Il ne se distingue par aucun signe extérieur d’autorité ou même de singularité. Mais il suffit de l’entendre parler une fois pour comprendre pourquoi c’est lui le chef. On sent très vite qu’il n’aurait besoin ni de la peur ni de la force pour vous faire agenouiller. Son regard, sa voix, sa poigne, son sourire et la douceur écrasante qui en émane suffiraient. Il n’a pas peur. Il sert. Il a même éludé son nom. Moi qui l’ai vu agir et entendu parler, j’ai eu peur de lui. Je me suis tenu à l’écart, m’arrangeant, discrètement, pour ne jamais me retrouver face à lui, pour qu’il ne m’adresse jamais la parole. Je crois qu’il ne m’a pas remarqué. Heureusement. Je suis trop vieux pour changer.


Voilà que, leur mystérieux office accompli, ils se préparent à partir, non sans avoir enregistré quelques conversions. Certains convertis partent avec eux, la plupart restent. Pour veiller sur les terres de leur nouvelle congrégation ? Ce serait inutile : même si elles ne sont pas encloses et si on ne nous a jamais demandé de les respecter, c’est ce que nous avons toujours fait, non pas seulement en vertu des anciennes lois cadastrales ni de la parole donnée par l’autorité locale et de la coutume qu’elle instaure, mais par respect pour leur consécration à la déesse. Même si ces friches et ces bouts de forêt de plus en plus nombreux parsèment nos terres cultivées, le plus souvent nous les contournons. Bien sûr des fugueurs, des brigands s’y cachent parfois un temps ; des enfants s’y aventurent, cherchant leurs limites ; bien sûr il nous arrive, par commodité ou par curiosité, de les traverser, mais discrètement ; nous regardons autour de nous, nous y voyons des plantes, des animaux qu’on ne trouve pas ailleurs, mais pas de dieux. Mis à part ces menues intrusions, sans doute prévues et tolérées, sentant que nous n’avons rien à y faire nous ignorons ces terres doublement étrangères.


Jusqu’à maintenant elles ne nous ont jamais manqué, ces terres, mais que se passera-t-il si un jour c’est le cas ? C’est un sujet qu’aucun d’entre nous n’a osé aborder avec les Jardiniers (comme d’ailleurs aucun sujet épineux), dont le prestige religieux, le nombre d’adeptes et la puissance temporelle croissant de concert forcent le respect — et la prudence.

Ils n’imposent et n’exigent rien — ils ne sont pas encore assez nombreux pour cela —, mais nous ne refusons jamais rien non plus… Et si nous avions refusé ? Pour cette fois ils nous auraient sûrement remerciés quand même, puis seraient partis aussitôt, sans colère ni reproche. Mais tôt ou tard ils seraient revenus, comme si de rien n’était, toujours aussi candides et oppressants comme les questions difficiles des enfants.


Ils nous ont dit au revoir — sans la moindre ironie — et ils sont partis ; nous les regardons gravir le versant qui les mène hors de la vallée. Ils s’amenuisent lentement, jusqu’à disparaître avec l’éclat puis la fumée de leur dernière torche.

Puisqu’il s’écoule de moins en moins de temps entre leurs retours, comme l’ont remarqué quelques vieux dont je suis, ils ne tarderont pas à revenir : quelques années tout au plus. Je les verrai peut-être encore une fois !


Je le constate avec tristesse, une part chaque fois plus nombreuse de nos jeunes gens regrettent ces départs ; ils attendent avec impatience le retour des Jardiniers ; ils s’imaginent déjà les accueillir avec vénération, les fêter comme peut-être, dans le lointain Moyen Âge de l’Europe, on fêtait sur leur passage les rois itinérants. Cette ferveur est douloureuse pour un vieil athée comme moi. Mais je peux seulement m’y résigner. Je n’en ai plus pour longtemps, et le monde continuera comme il pourra. Probablement avec plus de forêts et plus de superstitions, celles-là — c’est ma conjecture — conséquence et but réel de celles-ci.

391

Petits dieux

Combien de dieux ai-je dérangé aujourd’hui, et même écrasé, par mégarde, sans même m’en rendre compte ? Ils sont si discrets ! Petits dieux ailés voletant de fleur en fleur, petits dieux rampants se traînant de bouse en bouse…

J’en ai sauvé deux ou trois aussi : petits dieux tombés sur le dos, agitant leurs pattes en vain. Je ne les ai pas regardés longtemps ni attentivement, par respect ou par humilité ou par indifférence, paresse, orgueil. J’en ai toutefois tenu un dans le creux de ma main. Il frétillait ; voulait s’enfuir, ou du moins s’en aller ; pourtant il ne s’envolait pas, j’ai dû le poser par terre, parmi les bouses ou — je ne me souviens plus — sur le bord du chemin, à l’abri des semelles, comme je le fais aussi pour les petits dieux à coquille. Je ne leur ai pas parlé, je n’ai pas prié, rien demandé, mais je me suis recueilli, me sachant dans leur domaine, en leur présence innombrable quoique furtive. Par hasard et involontairement, j’en ai même ramené un chez moi : un petit dieu duveteux, long et fin, cylindrique, à pattes nombreuses et minuscules ; je l’ai trouvé qui descendait d’un de mes cheveux entre mes yeux. Je l’ai mis au compost avec les épluchures, je crois qu’il y sera bien, à sa place, temporairement, brièvement même, comme il se doit. Ce n’est pas la piété qui m’a retenu de donner le petit dieu aux poules — êtres en lesquels, avouons-le, il est bien difficile de discerner la moindre étincelle ! —, mais la simple paresse : le compost est plus près que le poulailler.

Il reste, ou plutôt il revient, quelques petits dieux chez moi, lares domestiques infimes et secrets, à ailes et à pattes, noirs, chitineux, silencieux. Ceux qui ne m’effraient pas, je les laisse volontiers mener leur existence, accomplir leurs mystérieuses et modestes tâches divines ; les autres, je les capture et les chasse ; je confesse qu’il m’est arrivé d’écraser volontairement des dieux à huit pattes ; je n’en suis pas fier. Je ne crains pas pour le salut de mon âme — je ne crois pas en posséder plus qu’eux — ; je ne crains pas non plus leur vengeance : ils semblent aussi indifférents à ma personne qu’on peut l’être ; je crains seulement de vivre, ou plutôt de vivoter, dans un cimetière devenant un désert.


Ceux que j’ai laissé s’installer finissent toujours pas disparaître eux aussi. Tant qu’ils sont là je les observe, rarement mais intensément ; c’est ma manière de prier. Minuscules dieux nocturnes des recoins humides, petits dieux volants éphémères aimant le sucre, et surtout, petits dieux à longues pattes et toile tissée. J’essaye de comprendre leur étrangeté, et de ne pas juger cruel ce qui dans leurs actes m’horrifie.

Quand je m’aperçois, toujours inopinément, qu’ils ne sont plus là, je suis déçu : c’est comme si je n’étais pas digne de leur présence.


Une belle surprise toutefois : récemment, un petit dieu à coquille s’est caché pendant trois semaines, avant de surgir en plein repas, rampant entre les assiettes. Ma fille l’a délicatement remis là où elle l’avait ramassé trois semaines plus tôt. Il était peut-être affamé mais semblait en bonne santé.


Dehors ils sont partout, et faciles à trouver. Inutile de leur dresser des autels, qu’ils ne sacraliseront pas nécessairement de leur présence : il suffit de baisser les yeux, de retourner pierre ou feuille, de secouer une branche, soulever une écorce, creuser légèrement la terre… On découvre alors que le monde est certes enchanté, mais au ras du sol.


Eux nous voient aussi. Dehors nous sommes la plupart du temps sous le regard d’au moins quelques-uns d’entre eux, mais je doute qu’ils nous identifient comme individus ni même comme êtres quelconques. Ni géants, ni admirateurs, ni exterminateurs : plutôt de simples choses, dangereuses ou non, comestibles ou non, propices à nidification ou parasitage, obstacles à contourner ou traverser…


On peut les écraser, les empoisonner, les démembrer, les emprisonner facilement ; on peut les admirer, les étudier, les protéger ; mais on ne peut ni les soumettre ni les posséder comme esclave ou chien. Ils n’ont pas d’autre maître que le soleil, lointain, souverain, unique pourvoyeur d’ambroisie.


La question se pose de leurs attributs : qui a lesquels ? Certains ont la coquille, d’autres la toile, d’autres élytres, antennes, couleurs chatoyantes ; certains marchent sur l’eau, d’autres peuvent survivre à l’ébullition ou dans l’espace même… Tous ont la faiblesse, beaucoup le silence. Mes préférés sont à la fois les plus vulnérables et les plus lents.


Ma fille collectionne des reliques : les exuvies de petits dieux, qu’elle trouve au pied des arbres. Une controverse théologique fondamentale nous agite : faut-il reconnaître le statut divin à ces dépouilles ? Ma fille l’affirme, tandis que sur cette question j’incline à l’agnosticisme.


Autrefois ils étaient plus grands. Avec leurs longues pattes, leurs vastes ailes, leurs larges segments, leurs énormes pinces, ils nous auraient fait peur, même ceux qui n’étaient pas moins inoffensifs que leurs descendants actuels. Mais c’était bien avant notre apparition ; et si ça revient un jour dans l’histoire de la Terre, ce sera peut-être à cause de nous, sans doute après.

390

Vers les ruines du camp d’A.

Dans le noir, à tâtons, je cherche le bord, le mur. J’avance à petits pas, trébuchant dans les branches tombées, sursautant au moindre bruit proche. Mes mains, enfin, touchent quelque chose, précautionneusement l’explorent en palpant sa surface. D’après la rugosité irrégulière de celle-ci, typique, c’est d’évidence un arbre. Enfin j’ai touché le dur. Je peux m’y adosser, me laisser tomber contre lui. Ici je peux attendre ; je peux dormir peut-être ; je n’ai presque plus peur. Il peut tomber et m’écraser : tant pis ; je ne prends pas le risque : sciemment je le néglige. Si c’est par mon arbre que je dois souffrir et mourir, je m’y résigne d’avance : loin de lui, chaque instant est grevé par l’angoisse ; sans sa dureté palliative et défensive, la vie est simplement trop dure, donc vaine. Par conséquent je reste, et somnolant j’attends le jour, pour découvrir le visage fixe et ridé de mon sauveur, de mon soutien fortuits. Et si le jour ne devait jamais venir, je ne suis pas sûr que je partirais à sa recherche ; et si je devais choisir pour toujours entre le dur et le jour, je choisirais peut-être la nuit.


Mais je n’ai pas et n’aurais jamais alors atteint le bord, le mur de frontière, mes véritables objectifs de cartographe et chercheur de limites. Égaré dans la nuit soudaine, je me contente du dur, de toute solide verticalité. Si le jour revient… — Si alors je les aperçois toujours… aussi loin soient-ils, je partirai, l’appel sera irrésistible, les atteindre, les sentir, savoir que j’ai touché l’un des bouts du monde, qu’au-delà s’étend seulement l’amoralité physique et biologique, que la réalité humaine la plus brute s’éprouve ici, lieu où les dernières illusions s’évaporent, dans la lumière crue des banales vérités inconfortables que je suis venu chercher pour les assumer. (Que la vie ne tient qu’à un fil ; que presque tous avant de mourir nous souffrirons ; qu’il est des contextes où l’homme est bien pire qu’un loup pour l’homme, etc.)

Si au contraire ce bord, ce mur je ne les entrevois plus, j’hésiterai inévitablement. Partir et me perdre ; rester et m’enterrer ; faire demi-tour et rentrer vaincu ? Je ne sais même pas, hors hasard, ce qui me ferait choisir une de ces voies amères plutôt qu’une autre.

389

Soyons précis : c’est la lecture du premier essai…

Soyons précis : c’est la lecture du premier essai du recueil Par-delà le crime et le châtiment de Jean Améry, rescapé d’Auschwitz, qui a ému violemment notre homme. Timide et solitaire, faible physiquement et psychiquement, maladroit, insomniaque, anxieux, émotif, il s’est convaincu que, faute aussi d’une communauté politique ou religieuse à laquelle il aurait pu se reconnaître et être reconnu appartenir, et à supposer même qu’il n’ait pas été gazé à peine débarqué, il s’est convaincu qu’il serait mort parmi les premiers, plus seul que jamais, sans aide ni pitié, — à moins d’être devenu pire encore peut-être que ses bourreaux : prêt à tout, vol, délation, prostitution…, pour survivre au détriment de tout autre.

Sombres pensées, qu’il aurait banalement voulu épancher ; mais il n’a trouvé aucune oreille attentive ce soir dans son foyer pour le consoler. Une envie impérieuse de sortir l’a saisi alors, assouvie aussitôt.

Vingt minutes de marche nocturne : longs contrastes de lumières et d’ombres, jusqu’à ce dernier. Les lumières s’arrêtent aux bords latéraux et supérieur de la forêt, pénètrent de quelques dizaines de mètres là, quelques mètres ici, au détour d’un pas s’aperçoivent, vives entre les troncs, diffuses entre les frondaisons déjà denses. Mais devant, et de plus en plus, c’est l’ombre qui domine, sans effrayer d’ailleurs tant rassurent le silence proche et, derrière, le vrombissement continu des machines ; domine mais s’atténue à mesure que, pupille élargie, s’habitue la vision. Néanmoins le sol reste indistinct. Ce qui ne l’empêche pas de marcher d’un bon pas, indifférent aux flaques éventuelles de boue, aux petits animaux imprudents ou malchanceux, aux branches tombées qui le font trébucher. Les yeux levés, il se guide sur le chemin de ciel entre les cimes. Il sait bien sûr où il va, où il veut arriver ; il pourrait éclairer ses pas ; il ne pourrait pas y aller les yeux fermés.

À moins d’être une chouette, qui le suivrait des yeux le perdrait rapidement, mais la forêt semble déserte en visibles consciences vigiles. Où sont-ils tous ? Pourquoi lui et nul autre ici parmi un million de voisins ? Il ne s’en étonne qu’un instant, puis surtout se réjouit de cette absence de congénères qui est présence accrue, plus sensible, du reste du monde. Cette majestueuse présence le rapetisse en douceur, tandis que ses sens aux aguets focalisent son attention sur l’instant présent. De la conjonction de ces éléments, la forêt, la nuit, une solitude recherchée et même revendiquée celle-là, naissent sourdement, d’abord l’assomption renouvelée de l’inéluctable possibilité du pire, puis la relativisation cosmique, qui console en désindividualisant, enfin et en somme le simple apaisement. Peu de temps y a suffi. D’ailleurs voilà déjà le premier frisson de froid : il faut rentrer, en refermant la boucle déjà rituelle. Cette fois la lumière croît avec le pas, tandis que s’élargissent les voies, s’élaguent les troncs, s’éclaircissent les broussailles. Il a failli heurter la barrière, qu’il n’a discernée qu’au dernier moment. Voici la rue, trop bien éclairée. Un animal a traversé vite, là-bas, de la taille d’un gros chat peut-être, mais, a-t-il semblé, plus haut sur pattes, plus rond ; il a disparu dans une haie touffue. Nul ne saura jamais quel était cet unique compagnon noctambule.

388

Les toutous

Le roi a fait enfermer leurs jambes dans un carcan de fer qui impose un quasi angle droit, fixe, entre la cuisse et le mollet. De la sorte, ils n’ont d’autre choix que de se déplacer à genoux. Et cela ne les empêche pas de se prosterner jusqu’à terre (les pieds en l’air), de baiser ses pieds, de lécher les traces de ses pas. Au début, je fus horrifié par ce traitement. Mais peu à peu je révisai mon opinion. D’abord, j’appris que l’état servile où ces hommes se trouvent n’est pas un châtiment mais un honneur. Ils l’ont voulu, s’y sont préparés, ont tâché de le mériter. Peu y parviennent, et ceux-ci peuvent se glorifier d’en faire partie. (Je n’ai pas osé demander ce qu’il advient de ceux qui échouent.) Ensuite, ils n’ont pas l’air malheureux. On les traite comme de braves chiens de compagnie, et ils semblent l’apprécier. Certes, on leur jette leur nourriture à même le sol, mais elle est de qualité, viande fraîche et tendre, fruits mûrs, pain cuit du jour… N’était leur carcan, même chez nous on les considérerait choyés, c’est-à-dire traités certes comme des inférieurs, mais comme des inférieurs appréciés — à peu près comme des enfants. Et des enfants, par surcroît, qui non seulement pourraient, mais seraient même encouragés à faire ce qu’ils veulent le plus faire, en l’occurrence vénérer leur maître à l’égal d’un dieu, l’adorer à genoux, lui manifester par une dévotion de chaque instant sa grandeur incommensurable et leur dépendance volontaire et totale.

Sortant et me baladant par les ruelles de la capitale, je découvris que le peuple, qui manifestement aimait et admirait son roi, les aimaient aussi, eux, ses enfants serviles mais choyés, que le roi ne sortait jamais sans exhiber lavés, coiffés, parfumés, splendidement vêtus… Comment n’aurait-il pas, ce peuple, aimé tendrement ce mélange d’humilité et de faste, de servilité et de luxe, d’absolue dépendance et de bonheur évident ? Je les comprenais, tous, et c’est ainsi que petit à petit je révisai mon opinion. Même le roi, je le comprenais, du moins tel que j’imaginais son psychisme. Quel mal y a-t-il à subjuguer ? Le royaume n’était-il pas prospère ? Il s’assurait des fidèles, des alliés volontairement et viscéralement attachés, plus qu’à leur propre vie, à sa personne sacralisée. Du moins est-ce là une raisonnable conjecture puisque, si j’eus l’honneur d’être invité plusieurs fois aux réceptions qu’il donne régulièrement, je n’eus jamais la chance de m’entretenir avec lui. Je lui fus présenté ; je rougis, balbutiai un compliment… Mais ses toutous, comme le peuple les appelle sans nulle malice, avec affection au contraire, et du ton dont nous parlerions d’un chiot adorable, ses toutous s’occupèrent de moi avec plus que de la courtoisie. Je fus choyé comme je ne l’avais jamais été, et passai en leur compagnie des heures que je n’oublierai jamais. Je les appréciais de plus en plus… Je commençais même à les admirer… Jusqu’au jour où je me surpris à les envier, et même à m’imaginer les imiter, les rejoindre… Alors je pris peur, fis mes bagages aussitôt et partis le plus vite possible — on frôla l’incident diplomatique — vers la sécurité de nos frontières, entre lesquelles je retrouvai la grisaille, la lourde liberté souvent illusoire ou vaine, la médiocrité des sentiments politiques et civiques, la labilité des pouvoirs, la vénalité trompeuse, l’ignorance orgueilleuse, la bêtise agressive, la manipulation obséquieuse… bref : la démocratie moderne. Un léger dégoût m’accompagne désormais, accentué par les nostalgies qui s’obstinent, des images fulgurantes, des contrastes claquants, palais, dorures, politesse exquise de matois courtisans chamarrés, peau luisante des toutous — je leur conserve ce surnom affectueux — agenouillés, souriants, doux, dociles, aimables, exempts de toute vanité, de toute ambition personnelle, heureux d’obéir et de servir, soignant même les croûtes à leurs genoux comme une courtisane se farde… Pourtant je n’y retournerai jamais, je ne les reverrai jamais. J’ai trop peur de moi. Je préfère ici rêver de là-bas qu’irrémédiablement l’inverse.


Avec le temps je me suis renseigné. On dit que le roi n’a jamais demandé l’agenouillement. Adorer à genoux, c’est ce qu’ils avaient toujours voulu sans doute inconsciemment ; mais pas un dieu à travers sa statue, non : un être incarné, qu’ils puissent voir et toucher, qui puisse leur sourire et les flatter, les dresser, les récompenser. Un être qui les soulage de leur moi, qui prenne sur lui tous les egos et les envoie en l’air comme autant d’étincelles, feu d’artifice des egos pulvérisés par le roi, le seul à pouvoir encore dire « Je ». Voilà ce qu’ils voulaient. Ce que leur avait offert, les comblant, le premier aventurier subtil venu, le premier à tenir ferme sur ses deux jambes.

C’est d’eux-mêmes, dit-on encore, que ses premiers sujets s’agenouillèrent devant lui, pour lui, en reconnaissance de sa supériorité essentielle et inexorable et de leur soumission inconditionnelle. Il semble que l’idée même des carcans ne soit pas de lui non plus mais de ceux qui deviendraient les tout premiers toutous, voulant se prémunir contre toute tentative de gagner une indépendance fatalement illusoire. Comme il les récompense de ce dévouement ! Il suffit qu’il pose un instant sa main sur la tête soyeuse de l’un d’eux… Peu s’en faut qu’il ne défaille, celui-ci, à le voir extasié ; la moindre caresse risque de provoquer un évanouissement profond. Le peuple se moque de tant de délicatesse, mais ces moqueries mêmes sont si bonhommes qu’elles constituent plutôt un hommage et le signe d’une jalousie résignée, sans amertume, que celui de la honte ou du mépris.


Moi aussi… Étant présenté au roi, moi aussi je me suis agenouillé, bien que le protocole ne m’y obligeât point. Et le roi m’a souri — ce sourire m’a aussitôt réchauffé, embrasé, sublimé ; je me suis senti compris et protégé comme jamais je ne l’avais été. Je crois que, bien pauvrement et candidement, j’ai souri en retour, humble et heureux. Alors le roi a, un instant, posé sa main sur ma tête. Son visage était déjà tourné vers un autre, et il s’est éloigné sans plus un regard pour moi ; mais cet attouchement fugace de sa main douce et tiède, souple et ferme, lisse et sûre m’a fait trembler de plaisir — et j’ai compris ceci : que le doux bonheur qui émane des toutous n’est qu’un pâle reflet de ce qu’il émet, de ce qu’il transmet, lui, le roi. Si parfois une ombre passe sur leur visage, j’en devine aisément la cause : il a déjà un certain âge, et quelques enfants gâtés mais pas encore d’héritier…

Voilà que la nostalgie me reprend… Signe de fatigue, probablement. J’ai beau m’être convaincu que j’avais bien fait de partir — de m’enfuir — ; que je vis mieux ici, chez moi, parmi les miens ; je constate que la moindre faiblesse, la moindre lassitude s’accompagnent invariablement de la nostalgie du royaume, du roi et de ses toutous, comme si ce fantasme, ce mythe étaient toujours là, tapis, prêts à saisir la moindre occasion de se manifester, la moindre opportunité de passer outre les défenses qui habituellement les tiennent en respect sans pouvoir le moins du monde les détruire ni les chasser. Ils surgissent comme un feu d’artifice inattendu et m’éblouissent, et seul le sommeil peut leur faire regagner leurs positions subreptices.


Parfois, encore aujourd’hui, des années plus tard, je m’agenouille face à un miroir, je ferme les yeux, et je me souviens. Je pose ma main sur ma tête, et parfois je sens le lointain écho, la vieille rémanence vibratile de sa main sur ma tête, irradiant de majesté. Brève extase. Quand je rouvre les yeux, il n’est pas rare que j’aie pleuré. Je me détourne alors, je ne veux pas me voir, j’ai honte, mais de quelle faiblesse, de quelle lâcheté : celle de rester, ou celle de rêver ? Je ne cherche pas à le savoir. Je me distrais, m’occupe ; j’oublie ; — jusqu’à la prochaine fois, que j’hésite à appeler la prochaine rechute.

387