Journal du conteur

Les chaises manquantes

J’apporte des chaises, les chaises manquantes pour la réunion. Comme elles sont lourdes je prends un raccourci entre les immeubles, par le sous-sol. J’arrive à l’entrée d’un étroit passage. Je distingue un homme, ou peut-être quelques-uns, de l’autre côté, allant dans ma direction. J’hésite un instant, puis m’engouffre. Je dois me presser. Non seulement je vais manquer le début mais un ou deux camarades devront rester debout si tout le monde est là. J’entends des voix : c’est plusieurs qu’ils sont. J’étouffe un juron. Alors qu’il semble que nous devions nous heurter inéluctablement, et qui sait s’ils ne pourraient pas le prendre comme prétexte pour me frapper, ils en ont bien l’air — j’avise à gauche un renfoncement et sans réfléchir m’y jette éperdument. C’est en fait la bouche d’un couloir presque parallèle à celui que j’aurais dû suivre, dont il ne s’écarte que lentement comme s’écartent dos et fil d’une étroite lame de couteau, mais bien qu’il constitue sans doute un détour je le suis, j’ai trop peur de faire demi-tour, je sais qu’ils m’ont vu bifurquer in extremis et si je ne les entends pas c’est peut-être justement parce qu’au lieu d’avoir passé indifféremment leur chemin ils m’attendent en embuscade ou m’ont pris en chasse, sur la pointe des pieds, communiquant par gestes. Je n’ai pas lâché les chaises et je comprends que je me suis fourvoyé. Je suis déjà en retard, bientôt ce ne sera plus la peine d’arriver, tandis qu’elles m’empêchent de m’enfuir et même, par le bruit incessant que je fais en cognant leurs pieds contre les murs, attirent l’attention sur moi.

Je me résous à les abandonner, soutenu par l’idée que je vais les disposer de sorte à ralentir mes poursuivants, qui buteront sur elles dans le noir qu’ils s’abstiennent d’éclairer pour ne pas trahir leur présence et précipiter ainsi ma fuite. Mais je suis surpris de trouver bientôt une porte. J’hésite à nouveau. Et s’ils m’attendaient derrière ? Soit ils ont passé et sont loin ; soit ils me poursuivent silencieusement dans le couloir ; soit ils m’attendent subrepticement de l’autre côté de la porte ; soit ils se sont séparés pour me prendre en tenaille. Mais je n’ai pas le choix : faire demi-tour est au-dessus de mes forces, même si je n’ai pas encore entendu les chaises tomber ni de cris étouffés, je dois sortir, tant pis, je dois sortir quoi qu’il arrive.

La nuit est tombée. La rue est déserte. La chaleur m’étouffe : un orage se prépare. J’entends des pas, des rires. Je reconnais les voix de mes camarades. La réunion est finie précocement et certains rentrent par là. Qu’est-ce que je fais là ? J’ai l’air idiot. Je raconte ma mésaventure, ils sont curieux et n’ont pas peur, ils vont me raccompagner, on ne va tout de même pas abandonner les chaises, qu’on trouve d’ailleurs tout de suite, telles que je les avais disposées. Ils les portent et sans un mot pour l’incident continuent à parler. J’apprends ainsi que la réunion n’a pas pu se tenir faute de quorum ; qu’il manquait sept compagnons ; que je serais venu pour rien avec mes chaises ; qu’elles sont d’ailleurs trop lourdes et que j’aurais mieux fait de venir sans ; que j’ai dû peiner ; que ça se voit d’ailleurs, que j’ai l’air épuisé, que je suis même pâle, qu’il ne faudra plus recommencer, que ça n’en vaut pas la peine, qu’on est très bien assis par terre. Ils sonnent. On leur ouvre chez moi. Une voix de femme, ma mère ou ma sœur, je n’ai pas reconnu laquelle. Ils tiennent à monter avec moi les quatre étages, ils me font un rempart de leurs corps, si je m’évanouissais dans l’escalier je ne pourrais tomber que dans leurs bras. Je marche les yeux baissés. Le palier est éclairé. La lumière vient de chez nous par la porte ouverte. Mes amis me remettent à ma famille, me recommandent le repos. Demain il n’y paraîtra plus. Ils entrent ranger les chaises, ma sœur voudrait les retenir au contraire de moi qui les salue à peine. Je tombe dans mon lit et disparais. Je rouvre les yeux dans le couloir, la porte est ouverte, non, elle est en train de s’ouvrir, on trépigne derrière, la lumière croît, leurs sourires sont féroces et narquois, leurs mains puissantes n’ont pas besoin d’armes, j’entends jurer, tomber les chaises, pourquoi, pourquoi suis-je parti trop tard et trop chargé ? Je ne veux plus rien d’autre que du temps, immobile, étale, tout un temps immense, toute une vie pour m’en repentir. Mais il n’y a plus de temps, c’est ce qu’il me reste encore le moins, ils vont me toucher d’un instant à l’autre, et je ne peux plus espérer d’autre secours que l’inconscience.

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