Journal du conteur

Pente douce

Le Pèlerinage, ainsi qu’on l’appelle souvent, ne consiste pas dans l’effort purificateur vers un lieu cru sacré pour y solliciter quelque divinité par nos dévotions ; il s’agit, tout différemment quoique avec ferveur aussi, de suivre les traces invisibles de ceux qui, montant, redescendant et remontant, se sont rendus admirables et donnés à imiter. Une sorte de compétition si l’on veut, mais personnelle et spontanée ; une institution aussi, ancienne, devenue discrète, au prestige suranné. On connaît les étapes et les records légendaires des plus grands Maîtres, tous morts ; la Tradition enseigne pourtant qu’il est préférable de se trouver un petit Maître de chair plutôt que de suivre un fantôme suspect d’idéalisation, mais je la négligeais présomptueusement jusqu’à ce que je le regrette. Le mien, c’est au cours d’une étape ordinaire que je le rencontrai. Je l’avais repéré de loin. Comme je le faisais habituellement pour mes devanciers bipèdes et quadrupèdes, je me mis au défi de le rattraper. J’y parvins étonnamment vite. Ma fierté puérile s’évanouit quand je constatai que mon lièvre était un vieil homme. Néanmoins la poursuite, comme de l’alcool, m’avait rendu loquace, et, encore haletant, j’engageai la conversation. Rester à sa hauteur était un effort, car il marchait trop lentement pour moi, qui, à cette époque justement finissante où le Pèlerinage n’était encore qu’un prétexte, n’attendais personne et demandais qu’on ne m’attende pas ; mais je me contraignis à un faux rythme, car l’homme m’avait été immédiatement sympathique, peut-être par le contraste entre la sécheresse de son corps presque décharné, la rondeur de ses manières et la douceur de sa voix. Nous fîmes connaissance en grimpant de concert jusqu’à la prochaine bifurcation, où je m’engageai par réflexe du côté de la voie la plus courte et la plus raide. Il me laisserait là, dit-il aussitôt, s’arrêtant. Confus de me rendre compte trop tard que son âge la lui interdisait d’évidence, je cherchai comment formuler des excuses avec délicatesse. Il me devança : ce n’était pas seulement une question d’âge, car il avait toujours préféré les pentes douces, gravies sans hâte au long de journées régulières. Je le dévisageai, perplexe ; il avait bien sûr deviné d’emblée qu’il en était tout au contraire pour moi. Souriant avec ce qui me sembla une ironie elle aussi très douce, il s’expliqua : les pentes abruptes n’étaient bonnes qu’à fuir. On n’y voyait que la pente même, ou son effort, ou l’arrivée ; rien autour ni des lointains ciel et terre et du monde entre, ni du caillou quelconquement unique qu’il pointait de l’hallux. Humilié avec reconnaissance, je dérogeai pour le suivre à mes deux habitudes de Pèlerin : la solitude et l’intensité. Au fil des heures notre conversation devint de plus en plus lente et discontinue, jusqu’à ce que la fatigue nous empêche de parler puis même de penser. Ce long effort partagé jusque dans le soir tombant nous rendit précocement intimes. C’est sans doute ce qui explique pourquoi, dans l’isolement de la nuit noire, assis côte à côte à la porte du gîte sommital désert, et ne nous connaissant que depuis quelques heures, il se laissa aller à me révéler, certes incidemment, son exploit : le Grand Tour, c’était la troisième fois qu’il le faisait ! Trois Grands Tours en solitaire et en pente douce… J’avais largement l’âge d’être père — il avait l’âge d’être le mien — et je n’étais pas encore à la moitié de mon premier… Si je l’avais osé je lui aurais baisé les pieds. Mais je me contentai de lui manifester une admiration étonnée, presque craintive, qu’il ignora, éludant mes questions, balayant mes éloges.

Le lendemain nous redescendîmes jusqu’à la plaine populeuse par des chemins de plus en plus fréquentés, au point que nous nous trouvâmes finalement agrégés à une masse compacte et bourdonnante qui ne pouvait que descendre. Le soir il me quitta pour honorer un rendez-vous amical qu’il avait de longue date aux environs. Si je voulais l’attendre, conclut-il, son retour ne prendrait qu’un jour ou deux. Hésitant, j’éludai à mon tour. Le lendemain, à l’aube, je partis seul.

Je ne l’ai jamais ni revu, ni oublié. J’ai continué à choisir de préférence les pentes escarpées, mais plus jamais sans douter. Il m’a fallu du temps pour admettre que j’avais trouvé mon Maître, et ne l’avais pas suivi ; et ce alors même que je l’avais rencontré à mi-chemin du premier Tour, donc au moment traditionnellement considéré le meilleur pour prendre Maître. Je ne l’ai pas cherché — nous n’avions même pas échangé nos noms —, mais j’ai scruté toutes ces années tous les visages à chaque étape, en vain. Il m’aurait fallu une chance exceptionnelle pour le croiser de nouveau, étant donné l’intermittence de nos temps de Pèlerinage (seuls quelques riches héritiers pèlerinent à plein temps), et la longueur du Grand Tour, la variété des parcours, la différence de nos rythmes et l’opposition entre nos voies favorites. J’ai monté, redescendu et remonté, suivant des hasards et des conventions, mais il m’a manqué et il me manque encore quelque chose, et avec le temps j’ai décidé de croire que c’est lui. Le souvenir de son bref exemple ne m’a pas suffi ; il m’aurait fallu sa présence, même si je n’aurais pu le suivre qu’en le devançant. J’ai maintenant à peu près l’âge qu’il devait avoir, et je sais qu’il est mort : sinon il figurerait sur la Liste Publique des Doyens de l’Humanité. Pourtant ce soir, au gîte d’étape, je me surprendrai encore à chercher des yeux ma chimère parmi les Pèlerins nombreux de la plaine. Je ne sais toujours pas ce que je fuyais dans les pentes abruptes avant de le rencontrer. Après, je pense le savoir : je fuyais le regret de n’avoir su ni le reconnaître à temps, ni l’imiter, ni trouver qui l’aurait remplacé.

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