Journal du conteur

À ma surprise, il y avait un portier…

À ma surprise, il y avait un portier — ou un vigile. Comme je m’approchais, sans le regarder, de la grande porte, il me barra poliment mais fermement le passage et demanda à voir mon autorisation.

— Il faut une autorisation ?

Pour toute réponse il désigna du doigt un panneau placé à côté de la porte, où je lus : « Entrée interdite à toute personne non autorisée ». Concentré sur la contenance à prendre pour ignorer le vigile sans avoir l’air louche, je ne l’avais pas vu.

— J’ai rendez-vous, rétorquai-je. On m’a convoqué par téléphone.

Je regrettai aussitôt de m’être présenté comme convoqué, alors qu’« invité », me semblait-il, aurait pu convenir tout autant.

— Je regrette monsieur, je n’ai pas le droit de laisser entrer qui que ce soit sans autorisation.

— Mais puisque j’ai rendez-vous, j’ai nécessairement une autorisation. N’avez-vous pas une liste de noms à consulter, le mien s’y trouve sûrement.

— Je regrette.

Tandis que je cherchais un nouvel argument, il me demanda :

— Qui vous a donné rendez-vous aujourd’hui ?

— Il ne m’a pas dit son nom. À vrai dire, la voix aurait pu aussi bien être celle d’une femme.

Comme je déplorai, à cet instant, d’avoir été timide au point de ne pas oser demander à mon interlocuteur ne serait-ce que son nom !

— Je suis désolé, fut tout ce que le vigile articula.

Je le croyais. Il était manifeste qu’il ne faisait que son travail, qu’il n’avait contre moi nulle animosité. J’étais sûrement la victime d’un de ces quiproquos administratifs que l’informatisation des procédures n’avait pas totalement abolis. M’efforçant de sourire, je pris le ton du bavardage, pour essayer de l’amadouer.

— Comment savoir si on est autorisé ?

— Si vous l’étiez, vous le sauriez ; puisque vous ne le savez pas, vous ne l’êtes sûrement pas.

— Mais n’est-il pas possible que je sois autorisé à mon insu ?

— J’en doute.

— À quoi se reconnaissent les personnes autorisées ?

— À leur autorisation.

— Et d’où leur vient cette autorisation ?

— De ceux qui sont habilités à les délivrer ?

— Et par qui ceux-ci sont-ils habilités ?

— Par qui d’autre que nous, le peuple ? Ne sommes-nous pas en démocratie ?

— Pourquoi donc, alors, ne pourrais-je pas vous habiliter à me délivrer une autorisation ? Je suis bien, comme vous, un homme du peuple !

Il réfléchit un instant, puis me répondit, comme s’il récitait une leçon apprise par cœur depuis longtemps :

— Toute décision ne peut venir que de la majorité représentée du peuple dans son ensemble, et non d’un individu quelconque.

— Qui vous dit que je ne suis qu’un individu quelconque ? (À ce point je manquais sûrement de conviction.)

— Si vous ne l’étiez pas, vous seriez autorisé à entrer. Maintenant je dois vous demander de partir.

Vaincu, j’obtempérai. Alors je remarquai que quelques personnes, immobiles et silencieuses dans mon dos, avaient écouté semble-t-il attentivement notre conversation, mais sans réagir aucunement. Les yeux du vigile ne m’avaient pas signalé leur présence, mais c’était peut-être une simple habitude professionnelle de sa part. Ces gens s’en allèrent aussitôt, chacun de son côté, qui n’était pas le mien. J’hésitai à rattraper l’un d’eux pour lui demander si lui non plus n’était pas autorisé, mais il était déjà trop tard : il aurait fallu que, sous les yeux du vigile, je coure ; je renonçai. Tandis que je m’éloignais, dépité, je croisai un homme qui se dirigeait d’un pas rapide et affairé vers la porte. Me retournant, je le vis s’y engouffrer sans même ralentir. Le vigile s’était écarté pour le laisser passer. Je n’en aurai jamais la certitude, mais je jurerais que l’homme n’a présenté aucune autorisation — pas avec ses mains en tout cas. Avait-il vu le panneau ? L’a-t-il ignoré délibérément ? Était-il connu du vigile ?

Ressassant cet incident pendant mon retour, je décidai brusquement que personne ne reçoit d’autorisation. Cette porte était une épreuve : ceux qui hésitent, qui doutent, les timides, les scrupuleux, sont refoulés ; les autres au contraire entrent sans encombre. C’est ainsi, me dis-je, que fonctionne le monde : d’un côté la majorité, soumise, timorée, qui se plie aux règles ; de l’autre la minorité triomphante de ceux qui vont où bon leur semble sans se préoccuper des interdits ni des conséquences.

Il n’est peut-être pas légitime, me dis-je, mais il est évident, qu’ils nous dominent et nous dirigent. Tandis que je me torture pour décider si je suis suffisamment autorisé ou non par une convocation téléphonique, eux se sentent déjà, toujours, a priori suffisamment autorisés pour tout faire, tout dire, tout penser ; et par une certaine nécessité psychologique, ils obtiennent la plupart du temps la confirmation qu’ils avaient raison. (Quand ils ne l’obtiennent pas, ce sont les circonstances qu’ils incriminent.)

Je ne suis pas l’un d’eux, j’ai échoué. J’aurai beau téléphoner de nouveau, si même j’obtiens qu’on me réponde et qu’on me parle, je n’aurai pas d’autre rendez-vous. On finira par mettre mon numéro sur la liste noire de ceux qu’on laisse sonner dans le vide jusqu’à ce qu’ils se lassent, se résignent.

308