Journal du conteur

Le fou du village

Le fou du village est mort la semaine dernière. On l’a trouvé sur sa couche à l’heure de la sieste, comme s’il venait de s’allonger, mais il était déjà raide. On s’était étonné de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours. Il n’entrait certes plus dans le village, où les enfants l’auraient raillé, les femmes dévisagé avec impudence, les vieux interpellé, les hommes arrêté, menacé, peut-être frappé ; mais d’habitude on le voyait assis devant sa hutte à l’entrée du village, ou bien on le croisait à glaner dans les bois.

Le soir même, avec trois autres jeunes hommes, j’ai été choisi pour aller offrir le corps à la forêt puis retaper la hutte afin de la tenir prête pour le prochain fou.

Le lendemain à l’aube, les vieilles femmes nous ont remis le corps apprêté, lavé comme il ne l’avait sûrement plus été depuis des années. Il sentait à peine. C’était la première fois que je touchais le cadavre d’un des nôtres, car les corps de mes parents ne furent pas retrouvés ; de toute façon j’étais encore bébé quand ils ne rentrèrent pas de la chasse. Il n’avait pas l’air d’avoir souffert, son expression me semblait paisible, mais je ne me suis pas attardé à la détailler. Il n’était pas lourd. Nous marchions vite et sans parler. Dès qu’il nous a semblé être assez loin du village, nous avons déposé le corps au pied d’un arbre, et nul ne doute que les fourmis du moins ont accepté notre offrande au nom de la forêt.

De retour, nous avons inspecté la hutte. C’était la première fois aussi que j’y pénétrais. Délabrée, crasseuse, presque nue ; sans autre ouverture que le trou devant lequel le fou passait tant d’heures chaque jour assis sur une souche. Tous ceux qui sortaient du village ou y rentraient ne manquaient pas de le saluer d’un mot, d’un geste : c’est un des nombreux rituels auxquels nous nous plions ; hormis ça je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Quelques vieux, qui l’avaient connu avant sa fuite, s’asseyaient parfois avec lui pour fumer en silence ou bien pour un petit moment de bavardage laconique et monotone — la vie est dure, la mort prochaine pourtant redoutée — qui devenait vite un soliloque marmotté, inintelligible. Pour l’entendre, il fallait le faire boire. Alors il délirait. Entre ses cris et sanglots, tout le village pouvait l’entendre injurier, diffamer, menacer ou maudire des noms oubliés ou vénérés, licites ou non. Une fois je voulus en savoir plus ; les vieux, à leur habitude, éludèrent mes questions ; même sur les circonstances de son départ, ils restèrent vagues : il allait mal depuis longtemps, la vie de village lui pesait, il pleurait ou buvait seul, parfois criait, se battait, une fois il voulut mourir. On ne l’en aurait pas empêché, mais il manqua de courage au dernier moment. Et le lendemain il s’établit dans la hutte, qui était opportunément libre depuis quelques semaines.

J’avais un peu pitié de lui. Il m’est arrivé, au retour d’une bonne glanée, de lui laisser un fruit sur la souche qui lui servait de siège. Il ne l’a jamais su, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le faire ; il ne connaissait sûrement pas mon nom, bien qu’il me vît passer devant sa hutte presque tous les jours ; peut-être même avait-il oublié celui qui fut le sien, puisqu’on ne l’appelait plus autrement que le fou, le vieux fou. Il avait eu une famille, qu’il avait perdue, mais les vieux, tous plusieurs fois veufs, et presque constamment endeuillés, assurent unanimes que ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer au village — au contraire : le chagrin partagé y est allégé d’autant, et la durée du deuil limitée par le rituel. Ce que je crois comprendre, en revanche, c’est qu’il ne soit pas parti à la recherche du village des fous : on dit qu’il se trouve de l’autre côté de la forêt, qu’y aboutissent tous les disparus, et que les fous y deviennent ou redeviennent des hommes. Mais d’abord, l’existence de ce village est incertaine, tandis que la cabane existe de temps immémorial. Il semble y avoir toujours eu un fou du village, que ce soit une nécessité pour celui-ci ou pour un de ses habitants. La hutte n’est jamais vide longtemps, dit-on encore, et elle l’était précisément à ce moment-là. Puis s’il avait manqué du courage de se tuer, comment aurait-il trouvé celui de s’enfoncer dans la forêt au-devant d’une mort à la fois probable, imprévisible, et sûrement douloureuse ? Dans la hutte, il pouvait l’attendre en recevant autant ou aussi peu d’attention qu’il le désirait. Il lui suffisait de se taire pour être négligé presque jusqu’à l’oubli, ou au contraire de troubler nos nuits de ses cris effrayants, d’invectiver les passants, de menacer les enfants de ses griffes et les femmes de son impudeur, pour recevoir toute l’attention malveillante que n’importe quelle haine de soi ait jamais pu souhaiter. Il est même arrivé que quelques hommes le battent pour le faire cesser, sans d’ailleurs retarder sensiblement sa récidive.

Si ces crises avaient été fréquentes, il n’aurait pas fait de vieux os. Mais il était le plus souvent discret jusqu’au mutisme. Il communiquait pourtant, à sa manière : on découvrait parfois, à l’entrée du village à l’aube, un panier qu’il avait tressé. Cadeau embarrassant — le souhaitait-il ? — ; objet impur, peut-être dangereux, dont la création n’avait pas obéi au rituel ni la nécessité été approuvée. Par bienveillance — c’était notre fou et nous devions nous en occuper —, ce cadeau était tout de même accepté ; mais il devait être purifié, à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on voyait parfois le fou assister, à califourchon sur la branche d’un arbre proche, et dont il accompagnait alors les chants d’une voix fervente, discordante, éraillée. C’est sur cette même branche qu’il s’installait quand il voulait, semble-t-il, simplement observer ou prendre part à la vie du village. On le surprenait là-haut ; on le laissait faire, mais sa présence scrutatrice — nostalgique ou dédaigneuse ? — gênait et agaçait. On préférait le savoir dans ou devant sa hutte.

Celle-ci était dans un tel état que mes compagnons et moi avons argué que le plus facile et rapide serait de la détruire pour la reconstruire, ce qui a été accepté. Nous avons fini avant-hier. La nuit qui a suivi, j’y suis resté. Pour l’essayer, disais-je aux étonnés. Elle est belle et confortable. Je m’y sentais bien. J’y ai dormi paisiblement. Quand je suis rentré dans le village, hier matin, certains m’ont dévisagé. Ils savaient d’où je venais. Est-ce de la peur ou de la pitié que j’ai surprise dans leurs yeux ?

Et en moi-même ? Il me faut l’admettre : je suis tenté. Qu’est-ce qui me retient ? — moi qui depuis toujours suis sans famille, moi le piètre chasseur, le petit car mal nourri, le timide car mal aimé — moi que nul ne retiendrait, qu’est-ce qui me retient ? La honte ? L’espoir ? Je sais seulement que si je veux rester au village, je vais devoir lutter contre la tentation de la hutte.

Sans doute ai-je déjà choisi, puisque j’ai hâte qu’elle soit occupée, donc inaccessible. (Il est inconcevable qu’une autre soit construite : elle ne serait pas tolérée. Un fou c’est bien. Deux, ce serait déjà un autre village, opposé, concurrent.) J’épie chacun de ceux que je soupçonne de pouvoir être le prochain fou du village, celui qui unit les factions rivales contre son choix et sa vie. Je regrette de n’avoir pas pu — faute d’être né — assister à la transition précédente : regards qui suggèrent, gestes qui poussent ou retiennent, conciliabules qui laissent tout de même entendre la stupéfaction, la peur, l’amertume, la frustration… Un veut partir, sa famille s’y oppose. Mère, femmes et sœurs et enfants supplient le tenté ; les hommes l’admonestent : il est lâche, il jettera l’opprobre sur la famille ; qu’il se reprenne, qu’il fasse son devoir ! Il serait même arrivé — ai-je entendu insinuer — qu’il soit assassiné avant sa fuite.

Si seulement je pouvais faire le fou à l’essai ! Quelques semaines, pour voir : fini les obligations que je remplis si mal, les rites suivis à contretemps, les rôles tenus en bégayant… Guère plus de solitude, pour une immense liberté ! Je ne serais pas comme mon prédécesseur, je ferais le gentil fou : j’écouterais, consolerais les enfants, participerais à leurs jeux d’imagination. Je serais poli, respectueux, soumis, souriant. On n’aurait pas peur de moi. On aurait plaisir à m’offrir un fruit, ou même, j’en ai l’eau à la bouche, une cuisse de gibier ! Je rêve sûrement. Le rêve me rend inapte, ou du moins malhabile, à la vie du village ; et le rêve me trompe encore, sans doute, quant à celle de fou. De toute façon cet essai ne serait pas toléré non plus. Qui prend la cabane s’exclut du village à jamais, c’est l’usage. Et même si ce n’était pas le cas, quelques semaines ne seraient sans doute pas suffisantes pour que le village et moi nous habituions à mon nouveau rôle : je ne saurais donc pas réellement à quoi je vouerais le reste de ma vie.

Est-ce qu’il n’a jamais regretté son choix, le vieux fou ? Jamais supplié qu’on le laisse reprendre sa place ? Cette question aussi, les vieux l’ont éludée, se contentant de répéter ce que chacun sait : qu’aucun fou n’est jamais revenu. Quant à partir pour le village des fous, non, moi non plus je n’en ai pas le courage. Je ne suis pas sûr encore d’en être un. (Si les fous y deviennent des hommes, est-ce que les hommes n’y deviennent pas des fous ?) Même si ce village existe réellement, traverser la forêt est au-dessus de mes forces, et je ne suis pas encore résigné à une mort précoce.

Un constat me rassure : d’après les vieux, on n’a jamais vu un fou aussi jeune que moi. Disons que cette fois je laisse la place ; que je tente ma chance au village. Si j’échoue, j’attendrai la prochaine vacance.

409

H. entropiae

Au commencement du cycle devenu typique est la forêt. Foisonnement plus ou moins varié selon les latitudes ; aboutissement de postérités nombreuses en conditions propices. Boréale, elle succombe au froid ; tropicale, au chaud et sec ; mais toutes les forêts succombent aux mangeurs de feu.

Ils arrivent ; s’installent ; demeurent. Ils redoublent le soleil aussi longtemps qu’ils n’ont pas atteint l’extrême limite de l’extinction locale assumée.

À la fin, quand ils repartent, quand ils fuient, misérables et moribonds, c’est le désert. Là tout est à recommencer pour tous, et ailleurs pour eux.

Ils n’ont presque plus rien d’autre à emporter que leur dieu secret, qui a le sable comme emblème et pour nom l’entropie, d’après lequel fut renommée leur sous-espèce dans la nomenclature binominale rénovée.

408

Le boomerang-miroir

Quand la parole était encore un boomerang, les hommes ne criaient pas — car les mots criés revenaient à la figure comme gifles. Celui qui pourtant était surpris avec les joues rouges, on ne se retenait certainement pas de se moquer de lui : ça lui apprendrait à crier ! enfant qu’il était ! Et, quelque malveillants qu’ils aient accidentellement été dans l’accomplissement de ce quasi devoir moral, les railleurs gardaient les joues fraîches.

Mais il est fini ce temps ! Il est loin ; il était déjà révolu à l’époque où les Indo-Européens commençaient à s’imposer, quand la parole est devenue l’arme offensive d’un combat pratiqué d’autant plus à distance que ses relais devenaient nombreux. Tout retour en arrière est présentement impossible ; il est bien trop tôt pour cela. Mais le regard, du moins, se corrige plus facilement. D’où l’invention récente du boomerang-miroir : dans lequel c’est au sommet de sa courbe, au plus loin de ma main, que moi lanceur me vois le mieux.

407

Petit juge

Il est là, sur mon épaule, mais je ne peux pas le voir : aussi vite que je tourne la tête, il est toujours plus rapide à rentrer dedans, et il n’apparaît pas dans les miroirs et les autres ne le voient pas. Néanmoins je sais qu’il est là parce que je l’entends : il me communique ses appréciations, qui sont d’ordinaire des jugements sévères, formulés avec sécheresse ou parfois ironie. Même quand il se tait je sens qu’il est là, qu’il n’en pense pas moins, qu’il ne me quitte pas des yeux ; il me scrute même quand je dors, puisqu’il condamne aussi les fautes que j’ai commises en rêve.

Il n’a pas toujours été là. Je ne sais plus quand il s’est manifesté pour la première fois — j’étais jeune en tout cas —, et je n’ai jamais su s’il était frais éclos de l’instant même ou s’il y était depuis déjà longtemps, fourbissant son regard en secret. Mais je me souviens qu’il m’a piqué fort, au creux de l’oreille, me faisant sursauter. Ce que j’avais fait pour le mériter, je l’ai oublié, mais je ne crois pas que ce fût un méfait remarquable : plutôt la proverbiale goutte d’eau… Puis il s’est mis à me parler dans l’oreille, très bas, à me chuchoter des remontrances d’autant plus frappantes qu’elles étaient à peine audibles, comme un doute étouffé. Sueur froide. Étais-je fou ? Mais son discours était aussi lucide et maîtrisé que mon comportement était coupable. Au début je croyais qu’il était dans ma tête et qu’il me parlait dans ma tête ; j’avais bien sûr tort : il ne peut pas être tout le temps dans ma tête, puisqu’il me juge, et que pour me juger il doit me voir, et même plus que me voir : m’examiner sans relâche de son œil omnivoyant.

Au début j’ai pu croire aussi, dans ma naïveté présomptueuse, être la seule conscience affligée d’un tel tourment. Puis bien vite j’ai pensé au contraire qu’investi d’omniprésence il infligeait ses vues à tout le monde également. Désormais je crois plutôt qu’émanant de moi il ne voit que moi. D’évidence tardive, certains hommes ont leur propre équivalent de mon petit juge sur l’épaule, et d’évidence encore, ceux-ci n’ont pas tous la même inflexibilité maniaque voire sadique. Le mien n’est jamais satisfait. Il me désapprouve souvent jusqu’à la honte, parfois jusqu’au mépris, quelquefois même jusqu’au dégoût. Les rares fois où je crois mériter sa fierté, il a disparu.

J’aimerais le voir, juste une fois, l’apercevoir, découvrir son visage, s’il en a un, et son regard. Je l’imagine avec mes traits, mais constamment sourcilleux, affublé d’une ride de réprobation. Il n’a sûrement pas son propre petit juge sur l’épaule ; il n’en a d’ailleurs pas besoin. J’aimerais aussi avoir une franche discussion avec lui. Était-il plus encourageant, au commencement de notre couple ? Plus ou moins austère, sombre, ironique, pédagogue ? Pourquoi est-il si dur ? Ne pourrait-il faire preuve d’indulgence ? Toutefois je n’ai jamais osé le questionner. En partie par timidité ; en partie aussi par fatalisme : je crois savoir ce qu’il dirait s’il daignait répondre : il n’est pas sévère mais scrupuleusement juste ; il n’est pas dur ; s’il était plus indulgent, il serait négligent ; il me veut du bien : c’est pour mon bien qu’il est exigeant ; sans lui, moi qui ne suis que trop enclin à la paresse, je ne ferais rien ; c’est à sa vigilance rigoureuse et sa persévérance palliative que je dois mes quelques accomplissements.

Je n’ai rien à rétorquer à cela ; je l’approuve ; donc je me tais. J’essaye de voir avec les yeux que je lui prête, d’agir avec les mains que je lui suppose… Je ne pense pas qu’il me survive ; et s’il y avait un paradis, et que j’y fusse admis, je suis sûr qu’il ne m’y accompagnerait pas. Il ne disparaîtra pour de bon que si je deviens lui. Je ne crois pas y parvenir. Nous irons donc ensemble, faux siamois, jusqu’à l’engloutissement de ma lucidité.

Si je l’ai bien évoqué, c’est lui qui s’est exprimé.

406

La tête

Nuit. Je me réveille. Jour. Je suis enterré. Ensablé, précisément ; à la verticale ; la tête seule à l’air, au ras du sol. Impossible de bouger, de m’extraire du sable dur comme pierre. Peut-être n’ai-je plus ni bras ni jambes, on me les a déjà coupés, quadruple amputé par la haine à ras du corps. Mais non, parce qu’alors je n’espérerais plus être sauvé, je voudrais qu’on m’achève. Tandis que l’espoir et la terreur me ravagent.

Personne. Une corneille, noire, s’approche ; je crie et crache pour la faire fuir. Je ne suis pas encore mort ! Je garde mes yeux ! Puis un enfant. Il m’aidera ! Non : il rit ; me jette du sable sur la tête ; m’en met dans les yeux, écartant mes paupières ; m’enfonce des brindilles dans les oreilles et les narines. J’arrive à le mordre. Il se venge à coups de pied dans mon visage. Nez, dents cassés, lèvres éclatées, yeux tuméfiés. Je perds mon sang. Je l’entends m’injurier ignominieusement. Je l’abomine. Je m’abomine. Je nous abomine tous les deux de m’infliger cette horreur humiliante. Mais surtout moi qui puis l’imaginer.

Il n’est pourtant pas possible qu’il ne vienne personne d’autre ! C’est du sable doux ! Il y a des balançoires ! Nous sommes samedi ! Il fait jour ! Il ne pleut pas !…

Attendre suffira-t-il ?

L’espoir, la terreur, la démangeaison, la pitié, la soif, et maintenant la douleur me ravagent.

405

L’échec de la C. P. G.

On ignore qui retrouva le premier l’idée ancienne et obscure de la confession publique généralisée. Elle sembla renaître de l’air du temps, illusion à laquelle il n’est que trop aisé de céder. On sait en revanche quels Grands à grande gueule s’en firent l’écho, quelles belles intentions la précédèrent, quels beaux arguments la défendirent, quelles forces politiques s’en emparèrent et la promurent dans l’opinion, jusqu’à l’obtention d’un apparent et improbable consensus transpartisan. La confession suppose ou entraîne la repentance ; celle-ci suscite à son tour le pardon, du moins l’indulgence ; la reconnaisse en autrui de nos propres fautes et vices, et la certitude qu’il nous faudra les confesser de même devant tous, produisent une indulgence telle qu’un grand pardon intégral en éclate. Tous absous, tous remis à zéro ; tout oublié ; notre société refondée dans la fraternité générale.

Ceux qui osaient douter de cette vision étaient jugés d’un pessimisme rétrograde, et marginalisés ; on ne les entendait pas… J’essaierai d’avoir le triomphe modeste, moi qui faisais partie de ceux-ci, et de ne pas abuser de l’ironie.

Tout semblait prêt pour cette apothéose de la moralité. Avant même la tenue du référendum qui devait consacrer la société nouvelle, toutes les grandes salles se préparaient. Car si par « généralisée » on entendait certes « obligatoire », il était évident que le public ne saurait être systématiquement national ; seuls les Grands se confesseraient face au peuple entier ; les autres le feraient devant leurs voisins dans une salle de quartier. Puis le référendum eut lieu dans l’enthousiasme et la liesse, et le non l’emporta très nettement, le oui n’obtenant qu’un score proprement ridicule, lequel ridicule rejaillit sur les Grands, qui l’avaient très majoritairement soutenu.

Ceux-ci, outrés, hésitèrent un instant à gueuler leur mépris d’un peuple abominablement lâche ; mais le désaveu était tel qu’ils choisirent finalement d’affecter la dignité hautaine de ceux qui se soumettent à l’erreur démocratique : ils étaient trop en avance sur leur temps ; des générations meilleures viendraient ; le tribunal de l’Histoire leur rendrait justice.

Puis vint le temps de la perplexité. On examina la proposition pour expliquer ce naufrage. Il avait été arrêté que la confession aurait lieu tous les soirs pour commencer, dans un ordre aléatoire, et serait cyclique, les tours suivants de plus en plus espacés, de plus en plus brefs, de moins en moins choquants, jusqu’à ce que la confession soit devenue une routine bénigne, voisine du spectacle comique. Qu’y avait-il là d’impropre à emporter l’adhésion ?

La peur, d’abord. Peur d’être tiré au sort parmi les premiers, et de devoir se mettre à nu devant un peuple encore méfiant, moqueur, véhémentement réprobateur, violent, vengeur ; peur que l’aveu entraîne la haine, une horreur stupéfiée. Peut-être aurait-il suffi que quelques Grands, peu avant le référendum, osent donner l’exemple ; ou même seulement, le projet de loi prévoyant que les volontaires aient toujours la priorité, qu’ils annoncent leur décision de se porter volontaires pour être les premiers à se confesser après leur victoire inévitable. Certains hésitèrent sûrement ; les allusions, les promesses de révélation abondèrent ; mais finalement rien ne fut dit d’assez honteux, et la peur put régner que les premiers à être tirés au sort — un nombre peut-être dangereusement grand de premiers — ne soient sacrifiés, du moins leur ego et leur réputation, à la mise en branle de la roue sûrement grinçante du repentir, de l’indulgence et du pardon publics.

Si j’en crois ma propre opinion d’électeur, l’autre raison principale à l’échec de la C. P. G. fut la délation. Comment garantir la sincérité des confessions ? Comment être sûrs que certains n’en disent pas trop, pour se faire remarquer, ou trop peu, pour se faire admirer ? Impossible. Il faut faire confiance ; il faut compter sur les recoupements, et surtout sur la délation, promue vertu civique et rétribuée. Que les menteurs soient confondus par leurs proches mêmes, leurs connaissances et leur ennemis, ceux-ci bien sûr exposés à la réciproque et ainsi poussés au scrupule. Voilà l’utopie des concepteurs du texte proposé aux suffrages ! Qu’ils aient pu croire qu’une telle idée puisse ne pas susciter le dégoût, la honte et la peur prouve assez leur aveuglement, leur abyssale arrogance ou naïveté. Dégoût, bien sûr, pour les rancœurs sordides qui rongeraient familles et cercles d’amis ; honte d’être un menteur par omission, honte d’être un délateur, honte de se savoir trop indulgent ou de se croire vainement scrupuleux ; et peur encore, d’être injuste, d’être trahi.

Assister à des confessions véridiques sans être obligé à la réciproque : voilà ce que désire la majorité rétive dont je participe ! Offrir son indulgence sélectivement et sans contrepartie ; se jauger dans le miroir statistique des fautes du grand nombre ; et se découvrir sûrement plus ou moins grand criminel qu’on ne croyait. Seulement après beaucoup d’autres, je voudrais moi aussi gagner l’absolution publique, raisonnablement sûr enfin de la mériter si la plupart s’avèrent pires qu’ils se croient et meilleurs qu’on le suppose. Mais le doute même de pouvoir me fier à mon concitoyen et prochain, qui motive la C. P. G., m’a retenu de voter pour ; le risque était trop grand que la roue ne tourne dans l’autre sens : méfiance exacerbée, huées, lynchages, vendettas, guerre civile et mise au ban des nations… Dans le doute, je garde ma honte et mes secrets.

404

Pente douce

Le Pèlerinage, ainsi qu’on l’appelle souvent, ne consiste pas dans l’effort purificateur vers un lieu cru sacré pour y solliciter quelque divinité par nos dévotions ; il s’agit, tout différemment quoique avec ferveur aussi, de suivre les traces invisibles de ceux qui, montant, redescendant et remontant, se sont rendus admirables et donnés à imiter. Une sorte de compétition si l’on veut, mais personnelle et spontanée ; une institution aussi, ancienne, devenue discrète, au prestige suranné. On connaît les étapes et les records légendaires des plus grands Maîtres, tous morts ; la Tradition enseigne pourtant qu’il est préférable de se trouver un petit Maître de chair plutôt que de suivre un fantôme suspect d’idéalisation, mais je la négligeais présomptueusement jusqu’à ce que je le regrette. Le mien, c’est au cours d’une étape ordinaire que je le rencontrai. Je l’avais repéré de loin. Comme je le faisais habituellement pour mes devanciers bipèdes et quadrupèdes, je me mis au défi de le rattraper. J’y parvins étonnamment vite. Ma fierté puérile s’évanouit quand je constatai que mon lièvre était un vieil homme. Néanmoins la poursuite, comme de l’alcool, m’avait rendu loquace, et, encore haletant, j’engageai la conversation. Rester à sa hauteur était un effort, car il marchait trop lentement pour moi, qui, à cette époque justement finissante où le Pèlerinage n’était encore qu’un prétexte, n’attendais personne et demandais qu’on ne m’attende pas ; mais je me contraignis à un faux rythme, car l’homme m’avait été immédiatement sympathique, peut-être par le contraste entre la sécheresse de son corps presque décharné, la rondeur de ses manières et la douceur de sa voix. Nous fîmes connaissance en grimpant de concert jusqu’à la prochaine bifurcation, où je m’engageai par réflexe du côté de la voie la plus courte et la plus raide. Il me laisserait là, dit-il aussitôt, s’arrêtant. Confus de me rendre compte trop tard que son âge la lui interdisait d’évidence, je cherchai comment formuler des excuses avec délicatesse. Il me devança : ce n’était pas seulement une question d’âge, car il avait toujours préféré les pentes douces, gravies sans hâte au long de journées régulières. Je le dévisageai, perplexe ; il avait bien sûr deviné d’emblée qu’il en était tout au contraire pour moi. Souriant avec ce qui me sembla une ironie elle aussi très douce, il s’expliqua : les pentes abruptes n’étaient bonnes qu’à fuir. On n’y voyait que la pente même, ou son effort, ou l’arrivée ; rien autour ni des lointains ciel et terre et du monde entre, ni du caillou quelconquement unique qu’il pointait de l’hallux. Humilié avec reconnaissance, je dérogeai pour le suivre à mes deux habitudes de Pèlerin : la solitude et l’intensité. Au fil des heures notre conversation devint de plus en plus lente et discontinue, jusqu’à ce que la fatigue nous empêche de parler puis même de penser. Ce long effort partagé jusque dans le soir tombant nous rendit précocement intimes. C’est sans doute ce qui explique pourquoi, dans l’isolement de la nuit noire, assis côte à côte à la porte du gîte sommital désert, et ne nous connaissant que depuis quelques heures, il se laissa aller à me révéler, certes incidemment, son exploit : le Grand Tour, c’était la troisième fois qu’il le faisait ! Trois Grands Tours en solitaire et en pente douce… J’avais largement l’âge d’être père — il avait l’âge d’être le mien — et je n’étais pas encore à la moitié de mon premier… Si je l’avais osé je lui aurais baisé les pieds. Mais je me contentai de lui manifester une admiration étonnée, presque craintive, qu’il ignora, éludant mes questions, balayant mes éloges.

Le lendemain nous redescendîmes jusqu’à la plaine populeuse par des chemins de plus en plus fréquentés, au point que nous nous trouvâmes finalement agrégés à une masse compacte et bourdonnante qui ne pouvait que descendre. Le soir il me quitta pour honorer un rendez-vous amical qu’il avait de longue date aux environs. Si je voulais l’attendre, conclut-il, son retour ne prendrait qu’un jour ou deux. Hésitant, j’éludai à mon tour. Le lendemain, à l’aube, je partis seul.

Je ne l’ai jamais ni revu, ni oublié. J’ai continué à choisir de préférence les pentes escarpées, mais plus jamais sans douter. Il m’a fallu du temps pour admettre que j’avais trouvé mon Maître, et ne l’avais pas suivi ; et ce alors même que je l’avais rencontré à mi-chemin du premier Tour, donc au moment traditionnellement considéré le meilleur pour prendre Maître. Je ne l’ai pas cherché — nous n’avions même pas échangé nos noms —, mais j’ai scruté toutes ces années tous les visages à chaque étape, en vain. Il m’aurait fallu une chance exceptionnelle pour le croiser de nouveau, étant donné l’intermittence de nos temps de Pèlerinage (seuls quelques riches héritiers pèlerinent à plein temps), et la longueur du Grand Tour, la variété des parcours, la différence de nos rythmes et l’opposition entre nos voies favorites. J’ai monté, redescendu et remonté, suivant des hasards et des conventions, mais il m’a manqué et il me manque encore quelque chose, et avec le temps j’ai décidé de croire que c’est lui. Le souvenir de son bref exemple ne m’a pas suffi ; il m’aurait fallu sa présence, même si je n’aurais pu le suivre qu’en le devançant. J’ai maintenant à peu près l’âge qu’il devait avoir, et je sais qu’il est mort : sinon il figurerait sur la Liste Publique des Doyens de l’Humanité. Pourtant ce soir, au gîte d’étape, je me surprendrai encore à chercher des yeux ma chimère parmi les Pèlerins nombreux de la plaine. Je ne sais toujours pas ce que je fuyais dans les pentes abruptes avant de le rencontrer. Après, je pense le savoir : je fuyais le regret de n’avoir su ni le reconnaître à temps, ni l’imiter, ni trouver qui l’aurait remplacé.

403

Le cri viral

Celui qui crie est battu, souvent à mort, par ceux qui l’entourent — lesquels n’ont que quelques secondes pour réagir avant que le cri ne s’empare d’eux. La police n’a pas le temps d’arriver ; et si par hasard elle est déjà sur place, elle opère seulement plus proprement. Tant nous avons peur de la contagion : que le cri se propage — à la vitesse du son ! —, qu’il frappe de proche en proche, de bouche à oreille chaque homme, femme et enfant, qui alors se mettent à crier eux-mêmes, le relayant, l’intensifiant ; peur que le cri devienne général, unanime ; qu’un hurlement global s’élève, d’une telle puissance qu’il ne laisse rien debout, aucun édifice humain. Toutes les avalanches en même temps. Un cri si fort qu’il provoque un tsunami mondial et réveille des volcans. Il faut l’éviter à tout prix, et c’est pourquoi ceux qui crient, les initiateurs potentiels de cette apocalypse, sont rendus muets souvent définitivement. Il faut nous surveiller les uns les autres, l’œil et l’ouïe aux aguets, car le cri peut, apparemment, frapper n’importe qui à n’importe quel moment, même en plein sommeil : on en a vu — par caméra de surveillance interposée — se réveiller en hurlant, contaminer toute une maison, tout un immeuble voire tout un quartier, qu’il a fallu bombarder.

Pour éviter ces mesures drastiques, on s’entraîne à crier sourdement. La bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, le corps tordu, les mains sur les oreilles, mais sans faire vibrer ses cordes vocales : le seul bruit audible est celui de l’air expiré. Il est vital que le cri sourd devienne un réflexe car, c’est une évidence, le cri frappe de plus en plus fréquemment, quoique toujours imprévisiblement.

Nouvelle convention sociale : si je te donne une petite claque sur l’occiput, tu dois réagir par un cri sourd. On espère ainsi rééduquer le réflexe naturel du cri sonore. C’est une convention fulguramment répandue : il n’est plus rare qu’un inconnu te claque, et tu dois l’en féliciter.

Tout le monde dit évidemment qu’il faut prendre le mal à la racine : trouver, et détruire, les causes du cri. Les soupçons sont divers, et forment d’ailleurs tout ce qu’il nous reste de partis, puisque le cri, ou la peur du cri, est devenu le grand problème du temps ; mais aucune certitude n’émerge, aucun consensus. Certains suspectent un châtiment divin ; la vengeance de Gaïa ; l’expérience cruelle d’extra-terrestres invisibles et surpuissants ; un complot mondial des sourds-muets… L’amertume de ne pas savoir, ou plutôt de savoir seulement que nul n’est à l’abri, que ni la richesse, ni la santé, ni la jeunesse ne protègent d’un cri qui semble frapper au hasard — cette amertume nous rend durs, nous tolérons de moins en moins ceux qui soupçonnent une autre cause à l’épidémie que celle qui a la faveur de nos propres soupçons.

Résumons. Nul ne sait précisément quand l’épidémie commença. On ignore d’où s’éleva le premier cri, qui fut le premier crieur. On suppose que celui-ci est déjà mort, soit tué par son cri même, soit par la conscience d’être cause du plus grand danger actuel pour l’humanité. Le cri est contagieux, mais seulement pour les humains, et le silence l’arrête. En revanche de nouveaux foyers se déclarent, aléatoires et de plus en plus fréquents, sans liaison phonique entre eux. Le cri, véritablement, semble pouvoir frapper n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, à une exception curieuse : le cri semble épargner les aveugles ; du moins, aucun aveugle n’a encore été touché. Entendre le cri donne envie de crier. « Envie » n’est pas exact. Entendre le cri provoque le cri. Ton cri me fait crier, mon cri te fait crier plus fort, etc. Rares sont ceux qui survivent au cri, et ceux-ci ont généralement été frappés alors qu’ils étaient complètement seuls, isolés des autres hommes par des kilomètres de silence. La plupart des survivants sont marqués par l’effroi ; beaucoup restent aphones ; ils ne sont plus les mêmes, ils sont peureux, amorphes, ils donnent à regretter leur survie. Ils succombent à une seconde atteinte : on ne connaît personne qui ait survécu à deux cris.

Bien sûr on questionne les très rares survivants valides : pourquoi ont-ils crié ? Ils ne savent pas. Le cri est monté en eux, de leurs entrailles, a grossi en eux, irrésistible. Si vite qu’ils ne savent pas dire si la panique ou la terreur qui souille leur entrecuisse est cause ou conséquence du cri. Ils ont eu beau serrer les dents jusqu’au sang, le cri leur a fendu les lèvres, leur a forcé la bouche, les a pliés, tordus, atterrés, ils se retrouvent en général allongés sur le dos, les yeux écarquillés, à crier vers le ciel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quelques minutes suffisent : le cœur n’y résiste pas. La violence du cri est telle que le crieur est parfois retrouvé les cordes vocales arrachées, les yeux entièrement exorbités.

Si le cri frappe au milieu d’une foule compacte, c’est l’hécatombe. Les exemples abondent : opéra, stade, université… Même si le bâtiment ne s’effondre pas, il n’est pas rare qu’il n’y ait aucun survivant, entre ceux qui succombent au cri même et ceux qui s’entre-tuent. Un cri dans un avion provoque une catastrophe inévitable, au point qu’il est désormais obligatoire de porter en vol casque anti-bruit et masque aphonisant. On a trouvé des bateaux dérivant, dont tous les passagers avaient succombé, qui au cri même, qui à la lutte contre sa contagion.

Il est trop tôt pour juger des effets de l’entraînement au cri sourd ; pour l’instant, ceux-ci semblent au mieux modestes.

Une autre technique expérimentée actuellement est le cri volontaire et solitaire. Descendre au fond d’une grotte, hurler de toutes ses forces jusqu’à l’épuisement, dans une parfaite isolation phonique. Un par un, tour à tour. Pas de contagion possible. On espère ainsi prévenir le cri. Résultats encore inconnus.

Comment cela finira-t-il ? Dans un dernier cri global ; dans un mutisme généralisé ? Ou bien cette situation angoissante est-elle notre nouvelle condition pour les siècles à venir ? Nul ne l’espère, peu admettent le croire, beaucoup le soupçonnent, et tout le monde le craint.

402

La vie dans les arbres

Il y a déjà plusieurs générations que nous sommes retournés vivre dans les arbres. Pourquoi, nous l’avons oublié ; était-ce fuite, appel, opportunité, retour nostalgique, nécessité ? Quoi qu’il en soit, à force de vivre dans les arbres comme nos lointains ancêtres primates, nous avons perdu le contact avec le sol et l’habitude du sol. Désormais il nous fait peur. Pourtant il nous est indispensable d’y redescendre, au moins pour honorer nos morts. Nous déroulons alors les longues échelles de corde que nous tenons d’ordinaire précautionneusement relevées, même s’il semble que les seuls autres animaux capables de les emprunter puissent se passer d’elles pour grimper. Il ne subsiste heureusement plus guère de ceux-ci dans notre forêt : nous les avons chassés par notre prédation massive des fruits, noix, insectes et petits vertébrés qu’on trouve dans la canopée ; ils ont fui notre présence agressive et tapageuse. En effet, ici dans les plus grands arbres, à l’abri de la canopée merveilleuse et ondulante, nous passons les heures fraîches à nous chamailler bruyamment pour la nourriture et les meilleures branches, et les heures chaudes à chanter, chacun pour soi, à l’ombre des feuillages. Mais dès que nous déroulons les échelles de corde, la peur et la prudence nous font faire silence. Nous tremblons quand nous traversons la couche nuageuse, car nous savons que nous quittons notre territoire, la canopée des plus hautes cimes, îles dans l’océan de vapeur qui masque le sol de la forêt. Ce sol ténébreux, nous nous y déplaçons sur la pointe des pieds, sur le qui-vive, scrutant buissons et sous-bois dans la crainte continuelle d’une attaque imminente et fatale — mais qui nous attaquerait ? Des congénères restés peut-être vivre au sol ; ou d’une autre forêt ; ou d’autres animaux, tour à tour ou coalisés contre ces intrus extravagants, ces proies alléchantes et faciles ? Nous ne le savons pas car notre histoire orale ne consigne nulle attaque : l’ennemi est d’autant plus effrayant qu’il est encore inconnu, tapi, attendant l’instant de faiblesse et d’inattention que nous ne lui avons encore jamais accordé. Dans le silence des feuilles froissées, des branches cassées, nous portons le corps aux membres pendants du défunt juste assez loin pour qu’odeur et miasmes ne nous atteignent pas. Nous l’abandonnons sous un arbre où son âme s’incarnera peut-être et rentrons aussi vite que la prudence et la panique le permettent. C’est ainsi que nous honorons nos morts. Arrivés au pied de nos grands arbres, notre impatience est à son comble : comme nous nous pressons trop, nous maltraitons les échelles, qui, peu à peu, se cassent l’une après l’autre. Bien sûr nous sommes de trop gros animaux pour vivre tout là-haut. Certes, notre stature et notre poids moyens ont diminué, car les grands et gros chutent plus souvent mortellement avant d’avoir procréé ; mais c’est loin d’être suffisant. C’est pourquoi, même si notre tapage nous fait sembler nombreux, nous ne sommes guère plus qu’une petite bande, une tribu décroissante en nombre, à la consanguinité dangereuse, et probablement vouée à une extinction prochaine. Car qui parmi nous renoncerait à la canopée pour retourner vivre au sol, quand chacun ne rêve que de s’élever jusqu’à la cime des arbres, ayant laissé au plus loin la terre, tout là-bas, invisible, inaudible, comme si elle n’existait plus — dangereuse illusion ! — ; ayant laissé aussi la jungle des lianes et des corps ; parvenu au sommet, dans la rareté des dernières feuilles, au bord du ciel, presque en plein ciel : oui, s’élever pour vivre au plus près du ciel, sur la plus haute branche, unique privilège de l’éminence hiérarchique conquise et reconnue… non, nul parmi nous, malgré la perte de ces commodités historiques qui ne sont plus que des mythes — la médecine, l’écriture, le métal… — nul n’oserait quitter la canopée, cette vie aérienne, pour la lourdeur, la touffeur, la pénombre, la peur, les rampants, les serpents… De toute façon, qui sait encore fabriquer ces échelles de corde qui nous demeurent indispensables pour descendre et remonter ? Bientôt nous nous contenterons de laisser tomber nos morts, espérant que l’odeur ne nous atteigne pas, tant nous sommes loin du sol. C’est ainsi, lâchant prise, que les derniers membres de notre utopie trompeuse disparaîtront de ces hauteurs, rendues pour un instant au silence azuré. Fini, les douches de pluie, la caresse du vent odoriférant, le bercement des branches, la contemplation des oiseaux planant, des étoiles brillant… Adieu. Ce paradis n’était pas pour nous.

401

Griffes

Aussi loin que je me souvienne, ou croie me souvenir, je me vois les épier, les admirer, les envier. Je m’approchais d’eux, je les suivais autant que je le pouvais. Parfois, bruyamment souverains dans les bois figés, ils passaient à côté de moi, sans soupçonner ma présence immobile, muette, avidement scrutatrice. Je voulais déjà, j’avais toujours voulu vivre avec eux, leur ressembler. Je les imitais. On croyait chez moi que c’était pour jouer. Mais le jeu durait, de plus en plus prenant, sérieux. Il ne s’arrêtait plus, débordait de l’enfance et du loisir dans la maturité et ses responsabilités cynégétiques. Je ne jouais plus. Je n’avais jamais joué : je me préparais. Je m’exerçais à ne plus avoir peur du feu, à rechercher sa chaleur, à trouver beaux la danse des flammes et l’essor crépitant des étincelles. Je m’enhardissais, leur volais quelques menus outils, trésors sacrés. L’écart croissait entre moi et mes congénères, était insurmontable, devenait dangereux. J’avais honte de leur ressembler. Si l’on m’avait jamais aimé, on ne m’aimait plus. On se méfiait de moi. J’étais solitaire ; on m’isola. J’avais renié mon sang et mon éducation : je trahirais ma terre. Je suis parti, sans retour, avant d’être ou banni, ou tué.

Je me suis fait découvrir, recueillir. J’avais rogné mes griffes, rasé mes poils, limé mes crocs. Suis-je devenu pour autant doux comme un agneau ? Je ne sais pas, je ne crois pas, pas encore. La docilité, la soumission, la dépendance du chien me guettent-elles ? Ou au contraire, désormais que je n’aurai plus à vivre isolé, puis-je espérer des relations sociales et personnelles riches, d’égal à égal ? C’est prématuré. Mes griffes repoussent et ma vue rebute. La capacité légale m’est refusée. Ne suis-je donc pas prêt ? Ai-je besoin d’une période de transition — d’au moins quelques siècles ? Qu’on s’habitue à ne plus s’effrayer de mes poils et de mes griffes, à ne plus mépriser leur absence périodique ; que je m’habitue à non plus mordre mais flairer, lécher, baiser, serrer la main qui se tend ? Non pas celle qui me flatte, ni celle qui me dresse, mais celle qui tire et me redresse. Reste une profonde sensibilité aux odeurs qui rend dangereusement sensuelles mes rencontres avec les femelles. Les mâles me craignent ; les dominants me défient ; nous nous battons ; je n’ai rien gagné à remplacer mes griffes par un couteau.

400