« Enterre tes rêves », dit-on chez nous aux enfants : « mets-les dans des graines choisies, bien fraîches — un rêve par pépin ou noyau —, et plante-les. Si la terre les garde, tu les oublieras ; si un arbre pousse, tu mangeras ses fruits, et le rêve qui est dedans se réalisera. »
Au début les enfants viennent voir tous les jours, et même plusieurs fois, si rien ne pousse là où ils ont planté leurs rêves. Mais peu à peu la plupart se lassent. Rien ne pousse en effet. Rien à voir, ni à faire. Ils reviennent de moins en moins souvent ; ensuite seulement de temps en temps, lorsque, du fond des nuits, resurgit le souvenir des rêves enfouis. Puis ils cessent tout à fait. Ils ont oublié leurs rêves. Ils sont adultes et heureux.
Un petit nombre d’enfants ne se lassent pas. Ils scrutent et cultivent leur petit coin de terre, le jardin à rêves. Quelle patience, quel souci les animent ! Arroser, biner, sarcler ; protéger la moindre pousse, qui n’est presque toujours qu’une herbe… Au bout de combien d’années, combien de décennies, ceux qui n’ont pas d’arbre fruitier se résignent-ils ? Alors ils se consument de questions. Pas un seul de leurs rêves n’était-il donc viable, au moins ici ? Ou la terre — en la personne d’un granivore quelconque — les a-t-elle tous avalés ? Ou bien aurait-il fallu attendre plus longtemps encore, des vies et des vies peut-être ? À la fin ils font ce qu’ils n’avaient jamais osé : ils ouvrent la terre et cherchent leurs graines. Mais la réponse varie sans règle : elles sont toutes là, intactes ou rabougries ; ou aucune ; ou certaines seulement. Ceux-là sont les plus malheureux.
Les derniers, le tout petit, le très petit nombre de ceux qui ont eu la chance de voir la terre nourrir leur arbre, le pousser à monter, à sortir, puis le soleil le tirer vers le ciel ; ceux qui ont eu la chance de voir grandir leur arbre, de pouvoir le soigner, l’amener à maturité — ceux-ci devraient être les plus heureux. Mais combien de fruits faut-il manger, et combien de temps attendre pour que ces fruits digérés deviennent des rêves réalisés, cela, personne n’a pu le leur dire, aucun ancêtre, aucun vieux sage, même s’il fut des chanceux. Comme si c’étaient les rêves eux-mêmes qui décidaient quand venir, à leur rythme insaisissable et singulier. Et moi ? Il y a bien longtemps que je ne suis plus un enfant. Je ne me suis pas lassé précocement. J’ai eu de la chance. Les fruits ont mûri. J’en mange chaque été, depuis des années, sans résultat visible. Je ne me désespère, ne m’impatiente pas. J’ai de l’appétit. Je ne sais pas encore si je suis heureux ou malheureux.
Au fil de son errance, laquelle s’avère insensiblement cyclique et semble constituer toute son histoire, notre petit peuple a toujours suivi un guide. Un seul guide, fidèlement remplacé, incarné à chaque génération par le meilleur des prétendants choisi avec un soin extrême. Notre territoire est vaste, encerclé de périls ; entre nos puissants voisins et nous, il n’y a que l’errance ; l’errance nous sauve de leur hégémonie par le mouvement qui nous met tour à tour à portée de chacun d’eux mais trop brièvement pour que leurs prétentions ne s’exercent ou que leur emprise ne s’installe en profondeur dans nos âmes ; et le guide nous sauve de l’errance, en l’orientant. D’où son importance pour nous, rien moins que vitale. Pourtant un étranger, un espion pourraient croire le contraire, constatant que le guide est élu par simple acclamation lors de la joute oratoire publique entre prétendants qui surgit spontanément à chaque transition. À peine acclamé, le nouveau guide est reconnu tel, proclamé puis immédiatement investi. On lui laisse seulement le temps d’accepter sa charge, tradition devenue dérisoire puisque ce suprême honneur ne se refuse pas. S’ensuit, de soulagement, une grande fête populaire bruyante et arrosée, dénuée de la moindre solennité bien que le destin d’une génération vienne de se jouer. Mais l’espion qui ne verrait là qu’un peuple naïf et bon enfant, prompt à la confiance et facile à soumettre, serait démenti par notre pérennité même, notre longue survie au milieu de nos ennemis. La légèreté qu’on nous impute n’est qu’apparente, elle masque la perspicacité profonde de notre jugement. L’expérience nous a rendus capables — et la vie a exigé que nous le devenions — de reconnaître sinon au premier coup d’œil, du moins en peu de temps d’écoute et d’observation intenses mais discrètes, le bon guide en devenir dans le prétendant déclaré ou non. L’acclamation est immédiate car le guide est connu et prêt. Ce n’est pas par hasard que nous nous remettons entre ses mains : il a su nous convaincre, même inconsciemment, qu’il sait où il va et comment y aller. Un bon guide n’a pas besoin de guide ; c’est ce qui le différencie de l’immense majorité d’entre nous (dont votre serviteur), qui n’aspire qu’à être guidée de main de maître. Néanmoins les moments de crainte et de doute sont inévitables, et le bon guide est aussi celui qui, tour à tour persuasif, autoritaire, charismatique, paternaliste, contagieusement confiant, pédagogue, voire démagogue, saura nous rassurer dans les premiers et nous convaincre dans les seconds. L’enfant tremblant et l’enfant inquiet en nous seront tous deux rassérénés. Voilà ce que nous attendons de lui. Mais ce n’est pas tout. Si notre errance est finalement cyclique, c’est qu’à long terme nous creusons toujours les mêmes voies. Pour nous le bon guide — et il ne peut y en avoir que de bons, les mauvais ne seraient pas suivis, ou le seraient jusque dans la tombe, or nous sommes encore là, bien vivants —, c’est donc enfin celui qui, bouclant le cycle, nous ramène comme inopinément, une génération plus tard, au point de départ, mais enrichis de ce que nous avons trouvé en creusant nos voies. C’est ainsi que l’archéologie comparative est devenue notre apanage indisputé. Nous ne sommes pas comme nos voisins, nous ne dédaignons pas le passé ; nous nous contentons (et parfois nous glorifions) de la vie répétitive que nous menons comme n’importe quel animal. Tourner, creuser, trouver, classer : cette monotonie, cette connaissance accumulée nous protègent elles aussi de nos ennemis ; c’est notre second bouclier, après l’errance. Par celle-ci, par les contacts circonspects qu’elle occasionne, nous n’ignorons pas que les régimes politiques de nos voisins, quelque divers qu’ils soient, ont tous en commun l’exigence d’antériorité, la nécessité d’une grande profondeur temporelle, leur légitimité se fonde sur leur enracinement dans le plus lointain passé. Les mythes y pourvoient, mais périodiquement aussi gagnent à être renforcés, légitimés au moins en apparence par l’histoire, si possible. C’est dans cet espoir qu’on sollicite notre expérience. Nos découvertes ont le pouvoir de raffermir le prestige ancestral de tel roi, tel tyran… Il semble évident qu’une très vieille sépulture riche entre autres de milliers de perles d’ivoire, ornements de la probable tunique depuis longtemps désintégrée dont le cadavre était vêtu, implique une forme de société précocement hiérarchisée. Nous produisons les restes et les datons scrupuleusement. L’interprétation qui s’ensuit n’est plus de notre ressort et nous nous gardons bien d’émettre officiellement la moindre hypothèse. Nous laissons les controverses inévitables accaparer l’attention politique de nos ennemis, qui pendant ce temps nous oublient.
À la convoitise, donc, de nos dangereux voisins, s’ajoute la frustration des prétendants rebutés : voilà l’autre grand problème historique auquel est confronté notre petit peuple. C’est notre affaire à tous, pas seulement celle du guide. Pour éviter la dissension qui ronge et les rancœurs séditieuses, il nous faut les consoler de leur échec en alléguant la malchance, les rappeler à l’ordre parfois, leur concéder une parcelle de pouvoir sur nos vies et nos esprits, illusoire et temporaire. Ce n’est pas très différent de la manière dont nous élevons nos enfants. Ceux-ci veulent tous eux aussi devenir le prochain guide, évidemment ; mais cette velléité ne dure pas. Avec l’âge, ils se rendent compte de la responsabilité écrasante du guide en place, de sa triste solitude aussi malgré les jeunes corps qui se succèdent sous sa tente ; il jouit certes de l’autorité, mais seulement dans le domaine de l’errance, où il doit le premier se soumettre à ses propres décisions. Ils ont donc bien raison, nos enfants, de renoncer à ce prestige suprême — car la responsabilité du guide est de plus en plus écrasante, et sa solitude de plus en plus grande. On l’explique par la quantité de connaissances accumulée au cours du temps et que le guide ne peut plus ignorer. Quand nous ne savions rien, nous avions peur de tout, mais ce tout n’était qu’un mystère, une perplexité sans cesse renouvelés. Maintenant la peur a été remplacée par un double fardeau : d’abord un savoir nécessaire trop vaste et complexe, du biface à la cosmologie en passant par tout ce qui peut influer techniquement et psychiquement sur la trajectoire d’un peuple ; ensuite et surtout, d’infranchissables limites, douloureuses à assumer. Nous avons dû renoncer aux grands rêves que l’ignorance nous permettait de caresser, et même à certains petits. Ni aide à espérer ni fuite possible ; nous sommes seuls et prisonniers. Et il ne s’agit pas uniquement de nos possibilités d’agir : à nos capacités de connaître aussi sont apparues des limites avérées. Nous savons désormais qu’il est des questions à tout jamais sans réponse, des doutes indépassables, des choix qui doivent être faits sans que leurs conséquences puissent être évaluées sûrement. Chacun sait cela. Les enfants le sentent. Les guides le subissent. Non seulement les vocations sont moins nombreuses, mais il n’est plus rare qu’un guide abdique avant l’âge, alors que servir au moins pour toute la durée d’une génération avait toujours été la norme.
La douleur, la honte poignantes de celui qui abdique nous distraient de notre propre inquiétude. Nul ne doute qu’il a fait de son mieux. La tâche était simplement trop grande pour lui, comme elle l’est désormais pour un nombre toujours plus important de prétendants. Aucun ressentiment contre lui donc, mais, nous qui nous targuions de la perspicacité de notre jugement, nous nous sommes trompés, en estimant pouvoir lui faire confiance. Les anciens prétendants ne manquent pas de le répéter : ils auraient fait mieux ! Impossible de le vérifier, ils sont maintenant trop vieux, aigris par la frustration ; mais nous n’en croyons rien. C’est la charge elle-même, il semble, qui rejette un guide après l’autre, après les avoir écrasés. Celui qui a déchu se met définitivement derrière les enfants, et se tait. Il ne faut plus rien lui demander, surtout pas un conseil ; prendre la moindre décision lui est devenu presque impossible, une torture morale.
Encore celui-ci n’est-il que le premier des nouveaux périls qui nous guettent. Le second, plus pressant encore, consiste en ce que le guide ne peut plus nous rassurer tous en nous expliquant les raisons de ses choix. Elles existent, assure-t-il ; mais seule une minorité (dont votre serviteur n’a pas l’honneur de faire partie) peut désormais les comprendre. Ne pouvant plus nous convaincre tous, le guide doit se résigner désormais à persuader une grande majorité d’entre nous, aidé en cela par la minorité qui peut arguer de sa confiance en lui basée sur la compréhension au moins imagée qu’elle a des vérités probables qui le meuvent et nous tous à sa suite. Ainsi s’est créée une hiérarchie parmi nous, qui nous sépare et nous effraie. La nostalgie nous mine de la simplicité d’autrefois : un seul guide, fiable, pour un seul peuple, confiant.
Ces soucis ne nous étreindraient peut-être pas si fort présentement, si notre guide ne montrait pas tant de signes de découragement. Il n’est plus jeune ; il a tenu plus longtemps que ses récents prédécesseurs ; mais il a manifestement ses propres et profonds moments de doute, de lassitude accablante ; il l’a d’ailleurs révélé à mots couverts, lors de certain crépuscule propice aux confidences, où nos encouragements sincères ont sans doute sonné faux. Il part de plus en plus souvent tout seul, en reconnaissance dit-il, mais nous craignons qu’il ne le fasse que pour nous épargner les pires moments de son accablement. Une nouvelle transition s’approche. Les jeunes loups le sentent, aiguisent leurs crocs, se jaugent mutuellement. Nous les soupçonnons et les observons depuis assez longtemps. Notre jugement, si j’en crois mon opinion, celle de ma famille et de mes amis, est sans équivoque : aucun d’eux n’est apte à nous guider. La survenue tant redoutée de l’anarchie, du moment où chacun de nous doive, en toute ignorance, devenir son propre guide, s’avère plus proche encore que nous ne le craignions il y a seulement quelques années.
Mais peut-être n’aurons-nous pas à subir l’angoisse permanente de ce destin : nous sentant affaiblis, nos puissants voisins manifestent ouvertement leurs prétentions territoriales. Le plus probable est donc qu’à la soumission volontaire, temporaire et révocable à un guide choisi, succède une sorte d’esclavage, qu’une majorité d’entre nous accueillera avec soulagement pour peu qu’elle prenne l’apparence de l’intérêt mutuel, et surtout qu’on nous laisse l’errance, ou l’apparence de l’errance, sans quoi notre vie n’a aucun sens. Ils nous donneront un guide de leur cru, hypocritement nôtre mais à leur seule et à peine secrète ou même discrète allégeance ; un guide qui pourrait pourtant être meilleur que nos propres derniers, ayant moins de choix difficiles à faire, de contradictions à dépasser, de dilemmes à surmonter, de connaissances à maîtriser ou ignorer, se contentant de rechercher le seul intérêt de ses maîtres et commanditaires — intérêt d’ailleurs peut-être à long terme mal compris. S’il est aussi bon que l’étaient les nôtres au temps de leur plénitude, si ses maîtres sont aussi perspicaces à le choisir et le missionner que nous l’étions, il nous laissera continuer à creuser nos voies, la seule différence, à vrai dire pour nous négligeable, étant qu’il réserve nos découvertes pour ses seuls maîtres, à qui elles puissent servir soit à renforcer la légitimité historique de leur pouvoir, soit à affaiblir celle de leurs autres voisins. Faux guide et fausse errance, rêve de guide et rêve d’errance qui donneront jour à un rêve d’archéologie, une archéologie certes toujours creusée sans doute — on ne rêve pas la terre sous les ongles : ils sont noirs ou pas — mais, comme les rêves, ne donnant lieu qu’à des productions, sinon arbitraires, du moins d’une fiabilité douteuse. Nous qui nous gardions jusque-là de toute interprétation tant soit peu audacieuse, scrupuleux et conservateurs à l’extrême, nous nous abandonnerons alors au délire d’interprétation le plus ésotérique, libérés que nous serons de toute entrave par le rêve. Comment aurait-il pu savoir, le guide étranger, le faux guide, comment aurait-il pu savoir que le rêve nous guettait depuis toujours, le simple rêve, comme un écran entre nos mains et nos yeux, qui n’attendait que l’occasion de s’emparer de nos âmes comme jamais nos voisins n’auraient pu ambitionner d’y parvenir ; comment aurait-il pu savoir qu’il fallait pour le tenir en respect toute la force et la subtilité du vrai guide qui nous disait quoi penser des bizarres merveilles que nos mains déterrent des strates toujours plus anciennes d’une histoire mystérieuse et mythifiée ; comment aurait-il pu savoir que sans cette stricte discipline, abandonnés à nos lumières étroites, nous allions creuser, nous ne pouvions que creuser dans tous les sens à la fois, et de tesson en os fossile, d’éclat de pierre en empreinte de pas, de gravure en pigment, de dent en tombe, de dessin en statuette rêver des liens sans cohérence historique ni logique, tout à la séduction, tout à la fantaisie d’associations suggérées par hasard ; comment aurait-il pu savoir que ces rêves assurés d’une parole claire aux yeux vides formeraient si vite un labyrinthe où nous abriter, un labyrinthe où se perdre n’est jamais un problème puisqu’il ne faut surtout pas en sortir, mais où lui le faux guide risque d’être enfermé aussi, à son insu d’abord puis à son désespoir ? Impossible ! Rien dans nos comportements antérieurs n’aurait pu lui faire seulement pressentir que le rêve se tenait en embuscade, non pas hostile mais au contraire bonhomme, bénin d’allure, fidèle, tentant — le principal ennemi, le plus ancien, le plus viscéral. Mais alors il sera trop tard, le passé aura pris sous nos doigts mille branches contradictoires que nous allongerons jusqu’aux détails les plus infimes et les plus absurdes, dans lesquelles nous nous perdrons tous aveuglément, sans retour ni regret, adonnés à l’exploration méthodique de ses virtualités même les plus improbables avec une égale patience, une égale ferveur. Le rêve sera notre fièvre, sera notre fuite et notre abandon d’une vie qui ne sera plus tenue par le vrai guide, qui ne voudra plus se regarder, qui ne sera plus protégée contre la tentation, toujours secrètement nôtre, de rêver le passé comme tant de mémoires possibles. Ainsi vivant dans un rêve produisant des rêves, nous attendrons, somnambules, que notre asservisseur, de peur d’être emporté lui aussi dans le rêve, ne s’enfuie et nous abandonne. Après les vrais, les faux guides disparaîtront aussi, et s’il reste quelque chose de nous au réveil, quelque chose pour nous maintenir en vie, ce sera l’errance, toujours l’errance. Nous la suivrons.
Entrer par la Grande Porte, je ne peux même plus y rêver. On ne me laisserait pas faire. Je n’ai jamais été invité. Et même si je l’étais, même héritier miraculeux du Palais, je ne l’oserais plus. Être refoulé une fois m’a humilié jusqu’à la veulerie, jusqu’à la mort. Ce n’est donc pas l’orgueil qui m’empêcherait de franchir la Grande Porte même si l’on m’y invitait ; et ce n’est certes pas le sentiment d’une juste revanche qui m’y encouragerait. Non, pour moi et pour toujours cette porte est comme un mur de feu, infranchissable, et les hautes fenêtres qui la surplombent sont des miroirs sans tain derrière lesquels la Cour se tait pour se moquer de moi. Plus rien au monde ne pourrait me la faire approcher. À peine si j’ose passer devant à distance d’observation. En revanche, et conformément à l’être que je suis devenu à moins que je ne l’aie toujours été, je traîne volontiers le long des façades arrière, du côté des portes de service, par où j’espère me faufiler jusqu’à la salle du Trône, mon insignifiance et mon air bénin me protégeant de la garde et de la curiosité des serviteurs — je passe pour l’un de ceux-ci —, où, dans la Grande Lumière de Sa Majesté, je quémanderai mon pardon, c’est-à-dire l’existence, laquelle me sera refusée dédaigneusement d’une main légère, ou impatiemment, d’un doigt pointu, ou négligemment, sans un regard. Alors je serai définitivement expulsé, et je pourrai vivre peut-être et mourir en paix, sûr enfin de n’avoir pas existé. Seuls les enfants joyeux des Grands, présents en nombre, attifés, silencieux mais turbulents, auront pitié de moi, trop jeunes encore pour comprendre que je ne la demande pas réellement, que mon audace même à la mendier contre toute vraisemblance est factice, que moi aussi au fond comme eux je joue mais à échouer. « Ne pars pas ! crieront-ils, nous t’aimons, nous ! » Je pourrais me prévaloir de cet amour clamé, réel aussi quoique fugace, pour demander à rester, toléré comme un caprice bénin. Mais je ne le veux pas, ce serait tricher, en abusant de l’indifférence des Maîtres, or c’est à eux que je veux plaire, aux Grands, non pas seulement à leurs enfants, je veux qu’ils me veuillent à leurs pieds, je veux que l’intendant soit obligé de me consentir la clé des cuisines, des garages, des caves, des hangars ! Je veux pouvoir me faufiler à ma guise, les observer ignoré, les surprendre au bain, dans leurs colères et leurs bassesses et les faiblesses de leurs corps augustes ! Cette existence de parasite, aucune autre ne m’étant possible, est la seule pour laquelle j’aurais pu sacrifier ma vie médiocre. Elle m’est refusée. Soit. Je disparais. On n’entendra plus parler de moi. Même si on ne m’oubliait pas, si par miracle on me cherchait, on ne me trouverait plus.
Le fou du village est mort la semaine dernière. On l’a trouvé sur sa couche à l’heure de la sieste, comme s’il venait de s’allonger, mais il était déjà raide. On s’était étonné de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours. Il n’entrait certes plus dans le village, où les enfants l’auraient raillé, les femmes dévisagé avec impudence, les vieux interpellé, les hommes arrêté, menacé, peut-être frappé ; mais d’habitude on le voyait assis devant sa hutte à l’entrée du village, ou bien on le croisait à glaner dans les bois.
Le soir même, avec trois autres jeunes hommes, j’ai été choisi pour aller offrir le corps à la forêt puis retaper la hutte afin de la tenir prête pour le prochain fou.
Le lendemain à l’aube, les vieilles femmes nous ont remis le corps apprêté, lavé comme il ne l’avait sûrement plus été depuis des années. Il sentait à peine. C’était la première fois que je touchais le cadavre d’un des nôtres, car les corps de mes parents ne furent pas retrouvés ; de toute façon j’étais encore bébé quand ils ne rentrèrent pas de la chasse. Il n’avait pas l’air d’avoir souffert, son expression me semblait paisible, mais je ne me suis pas attardé à la détailler. Il n’était pas lourd. Nous marchions vite et sans parler. Dès qu’il nous a semblé être assez loin du village, nous avons déposé le corps au pied d’un arbre, et nul ne doute que les fourmis du moins ont accepté notre offrande au nom de la forêt.
De retour, nous avons inspecté la hutte. C’était la première fois aussi que j’y pénétrais. Délabrée, crasseuse, presque nue ; sans autre ouverture que le trou devant lequel le fou passait tant d’heures chaque jour assis sur une souche. Tous ceux qui sortaient du village ou y rentraient ne manquaient pas de le saluer d’un mot, d’un geste : c’est un des nombreux rituels auxquels nous nous plions ; hormis ça je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Quelques vieux, qui l’avaient connu avant sa fuite, s’asseyaient parfois avec lui pour fumer en silence ou bien pour un petit moment de bavardage laconique et monotone — la vie est dure, la mort prochaine pourtant redoutée — qui devenait vite un soliloque marmotté, inintelligible. Pour l’entendre, il fallait le faire boire. Alors il délirait. Entre ses cris et sanglots, tout le village pouvait l’entendre injurier, diffamer, menacer ou maudire des noms oubliés ou vénérés, licites ou non. Une fois je voulus en savoir plus ; les vieux, à leur habitude, éludèrent mes questions ; même sur les circonstances de son départ, ils restèrent vagues : il allait mal depuis longtemps, la vie de village lui pesait, il pleurait ou buvait seul, parfois criait, se battait, une fois il voulut mourir. On ne l’en aurait pas empêché, mais il manqua de courage au dernier moment. Et le lendemain il s’établit dans la hutte, qui était opportunément libre depuis quelques semaines.
J’avais un peu pitié de lui. Il m’est arrivé, au retour d’une bonne glanée, de lui laisser un fruit sur la souche qui lui servait de siège. Il ne l’a jamais su, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le faire ; il ne connaissait sûrement pas mon nom, bien qu’il me vît passer devant sa hutte presque tous les jours ; peut-être même avait-il oublié celui qui fut le sien, puisqu’on ne l’appelait plus autrement que le fou, le vieux fou. Il avait eu une famille, qu’il avait perdue, mais les vieux, tous plusieurs fois veufs, et presque constamment endeuillés, assurent unanimes que ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer au village — au contraire : le chagrin partagé y est allégé d’autant, et la durée du deuil limitée par le rituel. Ce que je crois comprendre, en revanche, c’est qu’il ne soit pas parti à la recherche du village des fous : on dit qu’il se trouve de l’autre côté de la forêt, qu’y aboutissent tous les disparus, et que les fous y deviennent ou redeviennent des hommes. Mais d’abord, l’existence de ce village est incertaine, tandis que la cabane existe de temps immémorial. Il semble y avoir toujours eu un fou du village, que ce soit une nécessité pour celui-ci ou pour un de ses habitants. La hutte n’est jamais vide longtemps, dit-on encore, et elle l’était précisément à ce moment-là. Puis s’il avait manqué du courage de se tuer, comment aurait-il trouvé celui de s’enfoncer dans la forêt au-devant d’une mort à la fois probable, imprévisible, et sûrement douloureuse ? Dans la hutte, il pouvait l’attendre en recevant autant ou aussi peu d’attention qu’il le désirait. Il lui suffisait de se taire pour être négligé presque jusqu’à l’oubli, ou au contraire de troubler nos nuits de ses cris effrayants, d’invectiver les passants, de menacer les enfants de ses griffes et les femmes de son impudeur, pour recevoir toute l’attention malveillante que n’importe quelle haine de soi ait jamais pu souhaiter. Il est même arrivé que quelques hommes le battent pour le faire cesser, sans d’ailleurs retarder sensiblement sa récidive.
Si ces crises avaient été fréquentes, il n’aurait pas fait de vieux os. Mais il était le plus souvent discret jusqu’au mutisme. Il communiquait pourtant, à sa manière : on découvrait parfois, à l’entrée du village à l’aube, un panier qu’il avait tressé. Cadeau embarrassant — le souhaitait-il ? — ; objet impur, peut-être dangereux, dont la création n’avait pas obéi au rituel ni la nécessité été approuvée. Par bienveillance — c’était notre fou et nous devions nous en occuper —, ce cadeau était tout de même accepté ; mais il devait être purifié, à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on voyait parfois le fou assister, à califourchon sur la branche d’un arbre proche, et dont il accompagnait alors les chants d’une voix fervente, discordante, éraillée. C’est sur cette même branche qu’il s’installait quand il voulait, semble-t-il, simplement observer ou prendre part à la vie du village. On le surprenait là-haut ; on le laissait faire, mais sa présence scrutatrice — nostalgique ou dédaigneuse ? — gênait et agaçait. On préférait le savoir dans ou devant sa hutte.
Celle-ci était dans un tel état que mes compagnons et moi avons argué que le plus facile et rapide serait de la détruire pour la reconstruire, ce qui a été accepté. Nous avons fini avant-hier. La nuit qui a suivi, j’y suis resté. Pour l’essayer, disais-je aux étonnés. Elle est belle et confortable. Je m’y sentais bien. J’y ai dormi paisiblement. Quand je suis rentré dans le village, hier matin, certains m’ont dévisagé. Ils savaient d’où je venais. Est-ce de la peur ou de la pitié que j’ai surprise dans leurs yeux ?
Et en moi-même ? Il me faut l’admettre : je suis tenté. Qu’est-ce qui me retient ? — moi qui depuis toujours suis sans famille, moi le piètre chasseur, le petit car mal nourri, le timide car mal aimé — moi que nul ne retiendrait, qu’est-ce qui me retient ? La honte ? L’espoir ? Je sais seulement que si je veux rester au village, je vais devoir lutter contre la tentation de la hutte.
Sans doute ai-je déjà choisi, puisque j’ai hâte qu’elle soit occupée, donc inaccessible. (Il est inconcevable qu’une autre soit construite : elle ne serait pas tolérée. Un fou c’est bien. Deux, ce serait déjà un autre village, opposé, concurrent.) J’épie chacun de ceux que je soupçonne de pouvoir être le prochain fou du village, celui qui unit les factions rivales contre son choix et sa vie. Je regrette de n’avoir pas pu — faute d’être né — assister à la transition précédente : regards qui suggèrent, gestes qui poussent ou retiennent, conciliabules qui laissent tout de même entendre la stupéfaction, la peur, l’amertume, la frustration… Un veut partir, sa famille s’y oppose. Mère, femmes et sœurs et enfants supplient le tenté ; les hommes l’admonestent : il est lâche, il jettera l’opprobre sur la famille ; qu’il se reprenne, qu’il fasse son devoir ! Il serait même arrivé — ai-je entendu insinuer — qu’il soit assassiné avant sa fuite.
Si seulement je pouvais faire le fou à l’essai ! Quelques semaines, pour voir : fini les obligations que je remplis si mal, les rites suivis à contretemps, les rôles tenus en bégayant… Guère plus de solitude, pour une immense liberté ! Je ne serais pas comme mon prédécesseur, je ferais le gentil fou : j’écouterais, consolerais les enfants, participerais à leurs jeux d’imagination. Je serais poli, respectueux, soumis, souriant. On n’aurait pas peur de moi. On aurait plaisir à m’offrir un fruit, ou même, j’en ai l’eau à la bouche, une cuisse de gibier ! Je rêve sûrement. Le rêve me rend inapte, ou du moins malhabile, à la vie du village ; et le rêve me trompe encore, sans doute, quant à celle de fou. De toute façon cet essai ne serait pas toléré non plus. Qui prend la cabane s’exclut du village à jamais, c’est l’usage. Et même si ce n’était pas le cas, quelques semaines ne seraient sans doute pas suffisantes pour que le village et moi nous habituions à mon nouveau rôle : je ne saurais donc pas réellement à quoi je vouerais le reste de ma vie.
Est-ce qu’il n’a jamais regretté son choix, le vieux fou ? Jamais supplié qu’on le laisse reprendre sa place ? Cette question aussi, les vieux l’ont éludée, se contentant de répéter ce que chacun sait : qu’aucun fou n’est jamais revenu. Quant à partir pour le village des fous, non, moi non plus je n’en ai pas le courage. Je ne suis pas sûr encore d’en être un. (Si les fous y deviennent des hommes, est-ce que les hommes n’y deviennent pas des fous ?) Même si ce village existe réellement, traverser la forêt est au-dessus de mes forces, et je ne suis pas encore résigné à une mort précoce.
Un constat me rassure : d’après les vieux, on n’a jamais vu un fou aussi jeune que moi. Disons que cette fois je laisse la place ; que je tente ma chance au village. Si j’échoue, j’attendrai la prochaine vacance.
Au commencement du cycle devenu typique est la forêt. Foisonnement plus ou moins varié selon les latitudes ; aboutissement de postérités nombreuses en conditions propices. Boréale, elle succombe au froid ; tropicale, au chaud et sec ; mais toutes les forêts succombent aux mangeurs de feu.
Ils arrivent ; s’installent ; demeurent. Ils redoublent le soleil aussi longtemps qu’ils n’ont pas atteint l’extrême limite de l’extinction locale assumée.
À la fin, quand ils repartent, quand ils fuient, misérables et moribonds, c’est le désert. Là tout est à recommencer pour tous, et ailleurs pour eux.
Ils n’ont presque plus rien d’autre à emporter que leur dieu secret, qui a le sable comme emblème et pour nom l’entropie, d’après lequel fut renommée leur sous-espèce dans la nomenclature binominale rénovée.
Quand la parole était encore un boomerang, les hommes ne criaient pas — car les mots criés revenaient à la figure comme gifles. Celui qui pourtant était surpris avec les joues rouges, on ne se retenait certainement pas de se moquer de lui : ça lui apprendrait à crier ! enfant qu’il était ! Et, quelque malveillants qu’ils aient accidentellement été dans l’accomplissement de ce quasi devoir moral, les railleurs gardaient les joues fraîches.
Mais il est fini ce temps ! Il est loin ; il était déjà révolu à l’époque où les Indo-Européens commençaient à s’imposer, quand la parole est devenue l’arme offensive d’un combat pratiqué d’autant plus à distance que ses relais devenaient nombreux. Tout retour en arrière est présentement impossible ; il est bien trop tôt pour cela. Mais le regard, du moins, se corrige plus facilement. D’où l’invention récente du boomerang-miroir : dans lequel c’est au sommet de sa courbe, au plus loin de ma main, que moi lanceur me vois le mieux.
Il est là, sur mon épaule, mais je ne peux pas le voir : aussi vite que je tourne la tête, il est toujours plus rapide à rentrer dedans, et il n’apparaît pas dans les miroirs et les autres ne le voient pas. Néanmoins je sais qu’il est là parce que je l’entends : il me communique ses appréciations, qui sont d’ordinaire des jugements sévères, formulés avec sécheresse ou parfois ironie. Même quand il se tait je sens qu’il est là, qu’il n’en pense pas moins, qu’il ne me quitte pas des yeux ; il me scrute même quand je dors, puisqu’il condamne aussi les fautes que j’ai commises en rêve.
Il n’a pas toujours été là. Je ne sais plus quand il s’est manifesté pour la première fois — j’étais jeune en tout cas —, et je n’ai jamais su s’il était frais éclos de l’instant même ou s’il y était depuis déjà longtemps, fourbissant son regard en secret. Mais je me souviens qu’il m’a piqué fort, au creux de l’oreille, me faisant sursauter. Ce que j’avais fait pour le mériter, je l’ai oublié, mais je ne crois pas que ce fût un méfait remarquable : plutôt la proverbiale goutte d’eau… Puis il s’est mis à me parler dans l’oreille, très bas, à me chuchoter des remontrances d’autant plus frappantes qu’elles étaient à peine audibles, comme un doute étouffé. Sueur froide. Étais-je fou ? Mais son discours était aussi lucide et maîtrisé que mon comportement était coupable. Au début je croyais qu’il était dans ma tête et qu’il me parlait dans ma tête ; j’avais bien sûr tort : il ne peut pas être tout le temps dans ma tête, puisqu’il me juge, et que pour me juger il doit me voir, et même plus que me voir : m’examiner sans relâche de son œil omnivoyant.
Au début j’ai pu croire aussi, dans ma naïveté présomptueuse, être la seule conscience affligée d’un tel tourment. Puis bien vite j’ai pensé au contraire qu’investi d’omniprésence il infligeait ses vues à tout le monde également. Désormais je crois plutôt qu’émanant de moi il ne voit que moi. D’évidence tardive, certains hommes ont leur propre équivalent de mon petit juge sur l’épaule, et d’évidence encore, ceux-ci n’ont pas tous la même inflexibilité maniaque voire sadique. Le mien n’est jamais satisfait. Il me désapprouve souvent jusqu’à la honte, parfois jusqu’au mépris, quelquefois même jusqu’au dégoût. Les rares fois où je crois mériter sa fierté, il a disparu.
J’aimerais le voir, juste une fois, l’apercevoir, découvrir son visage, s’il en a un, et son regard. Je l’imagine avec mes traits, mais constamment sourcilleux, affublé d’une ride de réprobation. Il n’a sûrement pas son propre petit juge sur l’épaule ; il n’en a d’ailleurs pas besoin. J’aimerais aussi avoir une franche discussion avec lui. Était-il plus encourageant, au commencement de notre couple ? Plus ou moins austère, sombre, ironique, pédagogue ? Pourquoi est-il si dur ? Ne pourrait-il faire preuve d’indulgence ? Toutefois je n’ai jamais osé le questionner. En partie par timidité ; en partie aussi par fatalisme : je crois savoir ce qu’il dirait s’il daignait répondre : il n’est pas sévère mais scrupuleusement juste ; il n’est pas dur ; s’il était plus indulgent, il serait négligent ; il me veut du bien : c’est pour mon bien qu’il est exigeant ; sans lui, moi qui ne suis que trop enclin à la paresse, je ne ferais rien ; c’est à sa vigilance rigoureuse et sa persévérance palliative que je dois mes quelques accomplissements.
Je n’ai rien à rétorquer à cela ; je l’approuve ; donc je me tais. J’essaye de voir avec les yeux que je lui prête, d’agir avec les mains que je lui suppose… Je ne pense pas qu’il me survive ; et s’il y avait un paradis, et que j’y fusse admis, je suis sûr qu’il ne m’y accompagnerait pas. Il ne disparaîtra pour de bon que si je deviens lui. Je ne crois pas y parvenir. Nous irons donc ensemble, faux siamois, jusqu’à l’engloutissement de ma lucidité.
Si je l’ai bien évoqué, c’est lui qui s’est exprimé.
Nuit. Je me réveille. Jour. Je suis enterré. Ensablé, précisément ; à la verticale ; la tête seule à l’air, au ras du sol. Impossible de bouger, de m’extraire du sable dur comme pierre. Peut-être n’ai-je plus ni bras ni jambes, on me les a déjà coupés, quadruple amputé par la haine à ras du corps. Mais non, parce qu’alors je n’espérerais plus être sauvé, je voudrais qu’on m’achève. Tandis que l’espoir et la terreur me ravagent.
Personne. Une corneille, noire, s’approche ; je crie et crache pour la faire fuir. Je ne suis pas encore mort ! Je garde mes yeux ! Puis un enfant. Il m’aidera ! Non : il rit ; me jette du sable sur la tête ; m’en met dans les yeux, écartant mes paupières ; m’enfonce des brindilles dans les oreilles et les narines. J’arrive à le mordre. Il se venge à coups de pied dans mon visage. Nez, dents cassés, lèvres éclatées, yeux tuméfiés. Je perds mon sang. Je l’entends m’injurier ignominieusement. Je l’abomine. Je m’abomine. Je nous abomine tous les deux de m’infliger cette horreur humiliante. Mais surtout moi qui puis l’imaginer.
Il n’est pourtant pas possible qu’il ne vienne personne d’autre ! C’est du sable doux ! Il y a des balançoires ! Nous sommes samedi ! Il fait jour ! Il ne pleut pas !…
Attendre suffira-t-il ?
L’espoir, la terreur, la démangeaison, la pitié, la soif, et maintenant la douleur me ravagent.
On ignore qui retrouva le premier l’idée ancienne et obscure de la confession publique généralisée. Elle sembla renaître de l’air du temps, illusion à laquelle il n’est que trop aisé de céder. On sait en revanche quels Grands à grande gueule s’en firent l’écho, quelles belles intentions la précédèrent, quels beaux arguments la défendirent, quelles forces politiques s’en emparèrent et la promurent dans l’opinion, jusqu’à l’obtention d’un apparent et improbable consensus transpartisan. La confession suppose ou entraîne la repentance ; celle-ci suscite à son tour le pardon, du moins l’indulgence ; la reconnaisse en autrui de nos propres fautes et vices, et la certitude qu’il nous faudra les confesser de même devant tous, produisent une indulgence telle qu’un grand pardon intégral en éclate. Tous absous, tous remis à zéro ; tout oublié ; notre société refondée dans la fraternité générale.
Ceux qui osaient douter de cette vision étaient jugés d’un pessimisme rétrograde, et marginalisés ; on ne les entendait pas… J’essaierai d’avoir le triomphe modeste, moi qui faisais partie de ceux-ci, et de ne pas abuser de l’ironie.
Tout semblait prêt pour cette apothéose de la moralité. Avant même la tenue du référendum qui devait consacrer la société nouvelle, toutes les grandes salles se préparaient. Car si par « généralisée » on entendait certes « obligatoire », il était évident que le public ne saurait être systématiquement national ; seuls les Grands se confesseraient face au peuple entier ; les autres le feraient devant leurs voisins dans une salle de quartier. Puis le référendum eut lieu dans l’enthousiasme et la liesse, et le non l’emporta très nettement, le oui n’obtenant qu’un score proprement ridicule, lequel ridicule rejaillit sur les Grands, qui l’avaient très majoritairement soutenu.
Ceux-ci, outrés, hésitèrent un instant à gueuler leur mépris d’un peuple abominablement lâche ; mais le désaveu était tel qu’ils choisirent finalement d’affecter la dignité hautaine de ceux qui se soumettent à l’erreur démocratique : ils étaient trop en avance sur leur temps ; des générations meilleures viendraient ; le tribunal de l’Histoire leur rendrait justice.
Puis vint le temps de la perplexité. On examina la proposition pour expliquer ce naufrage. Il avait été arrêté que la confession aurait lieu tous les soirs pour commencer, dans un ordre aléatoire, et serait cyclique, les tours suivants de plus en plus espacés, de plus en plus brefs, de moins en moins choquants, jusqu’à ce que la confession soit devenue une routine bénigne, voisine du spectacle comique. Qu’y avait-il là d’impropre à emporter l’adhésion ?
La peur, d’abord. Peur d’être tiré au sort parmi les premiers, et de devoir se mettre à nu devant un peuple encore méfiant, moqueur, véhémentement réprobateur, violent, vengeur ; peur que l’aveu entraîne la haine, une horreur stupéfiée. Peut-être aurait-il suffi que quelques Grands, peu avant le référendum, osent donner l’exemple ; ou même seulement, le projet de loi prévoyant que les volontaires aient toujours la priorité, qu’ils annoncent leur décision de se porter volontaires pour être les premiers à se confesser après leur victoire inévitable. Certains hésitèrent sûrement ; les allusions, les promesses de révélation abondèrent ; mais finalement rien ne fut dit d’assez honteux, et la peur put régner que les premiers à être tirés au sort — un nombre peut-être dangereusement grand de premiers — ne soient sacrifiés, du moins leur ego et leur réputation, à la mise en branle de la roue sûrement grinçante du repentir, de l’indulgence et du pardon publics.
Si j’en crois ma propre opinion d’électeur, l’autre raison principale à l’échec de la C. P. G. fut la délation. Comment garantir la sincérité des confessions ? Comment être sûrs que certains n’en disent pas trop, pour se faire remarquer, ou trop peu, pour se faire admirer ? Impossible. Il faut faire confiance ; il faut compter sur les recoupements, et surtout sur la délation, promue vertu civique et rétribuée. Que les menteurs soient confondus par leurs proches mêmes, leurs connaissances et leur ennemis, ceux-ci bien sûr exposés à la réciproque et ainsi poussés au scrupule. Voilà l’utopie des concepteurs du texte proposé aux suffrages ! Qu’ils aient pu croire qu’une telle idée puisse ne pas susciter le dégoût, la honte et la peur prouve assez leur aveuglement, leur abyssale arrogance ou naïveté. Dégoût, bien sûr, pour les rancœurs sordides qui rongeraient familles et cercles d’amis ; honte d’être un menteur par omission, honte d’être un délateur, honte de se savoir trop indulgent ou de se croire vainement scrupuleux ; et peur encore, d’être injuste, d’être trahi.
Assister à des confessions véridiques sans être obligé à la réciproque : voilà ce que désire la majorité rétive dont je participe ! Offrir son indulgence sélectivement et sans contrepartie ; se jauger dans le miroir statistique des fautes du grand nombre ; et se découvrir sûrement plus ou moins grand criminel qu’on ne croyait. Seulement après beaucoup d’autres, je voudrais moi aussi gagner l’absolution publique, raisonnablement sûr enfin de la mériter si la plupart s’avèrent pires qu’ils se croient et meilleurs qu’on le suppose. Mais le doute même de pouvoir me fier à mon concitoyen et prochain, qui motive la C. P. G., m’a retenu de voter pour ; le risque était trop grand que la roue ne tourne dans l’autre sens : méfiance exacerbée, huées, lynchages, vendettas, guerre civile et mise au ban des nations… Dans le doute, je garde ma honte et mes secrets.
Le Pèlerinage, ainsi qu’on l’appelle souvent, ne consiste pas dans l’effort purificateur vers un lieu cru sacré pour y solliciter quelque divinité par nos dévotions ; il s’agit, tout différemment quoique avec ferveur aussi, de suivre les traces invisibles de ceux qui, montant, redescendant et remontant, se sont rendus admirables et donnés à imiter. Une sorte de compétition si l’on veut, mais personnelle et spontanée ; une institution aussi, ancienne, devenue discrète, au prestige suranné. On connaît les étapes et les records légendaires des plus grands Maîtres, tous morts ; la Tradition enseigne pourtant qu’il est préférable de se trouver un petit Maître de chair plutôt que de suivre un fantôme suspect d’idéalisation, mais je la négligeais présomptueusement jusqu’à ce que je le regrette. Le mien, c’est au cours d’une étape ordinaire que je le rencontrai. Je l’avais repéré de loin. Comme je le faisais habituellement pour mes devanciers bipèdes et quadrupèdes, je me mis au défi de le rattraper. J’y parvins étonnamment vite. Ma fierté puérile s’évanouit quand je constatai que mon lièvre était un vieil homme. Néanmoins la poursuite, comme de l’alcool, m’avait rendu loquace, et, encore haletant, j’engageai la conversation. Rester à sa hauteur était un effort, car il marchait trop lentement pour moi, qui, à cette époque justement finissante où le Pèlerinage n’était encore qu’un prétexte, n’attendais personne et demandais qu’on ne m’attende pas ; mais je me contraignis à un faux rythme, car l’homme m’avait été immédiatement sympathique, peut-être par le contraste entre la sécheresse de son corps presque décharné, la rondeur de ses manières et la douceur de sa voix. Nous fîmes connaissance en grimpant de concert jusqu’à la prochaine bifurcation, où je m’engageai par réflexe du côté de la voie la plus courte et la plus raide. Il me laisserait là, dit-il aussitôt, s’arrêtant. Confus de me rendre compte trop tard que son âge la lui interdisait d’évidence, je cherchai comment formuler des excuses avec délicatesse. Il me devança : ce n’était pas seulement une question d’âge, car il avait toujours préféré les pentes douces, gravies sans hâte au long de journées régulières. Je le dévisageai, perplexe ; il avait bien sûr deviné d’emblée qu’il en était tout au contraire pour moi. Souriant avec ce qui me sembla une ironie elle aussi très douce, il s’expliqua : les pentes abruptes n’étaient bonnes qu’à fuir. On n’y voyait que la pente même, ou son effort, ou l’arrivée ; rien autour ni des lointains ciel et terre et du monde entre, ni du caillou quelconquement unique qu’il pointait de l’hallux. Humilié avec reconnaissance, je dérogeai pour le suivre à mes deux habitudes de Pèlerin : la solitude et l’intensité. Au fil des heures notre conversation devint de plus en plus lente et discontinue, jusqu’à ce que la fatigue nous empêche de parler puis même de penser. Ce long effort partagé jusque dans le soir tombant nous rendit précocement intimes. C’est sans doute ce qui explique pourquoi, dans l’isolement de la nuit noire, assis côte à côte à la porte du gîte sommital désert, et ne nous connaissant que depuis quelques heures, il se laissa aller à me révéler, certes incidemment, son exploit : le Grand Tour, c’était la troisième fois qu’il le faisait ! Trois Grands Tours en solitaire et en pente douce… J’avais largement l’âge d’être père — il avait l’âge d’être le mien — et je n’étais pas encore à la moitié de mon premier… Si je l’avais osé je lui aurais baisé les pieds. Mais je me contentai de lui manifester une admiration étonnée, presque craintive, qu’il ignora, éludant mes questions, balayant mes éloges.
Le lendemain nous redescendîmes jusqu’à la plaine populeuse par des chemins de plus en plus fréquentés, au point que nous nous trouvâmes finalement agrégés à une masse compacte et bourdonnante qui ne pouvait que descendre. Le soir il me quitta pour honorer un rendez-vous amical qu’il avait de longue date aux environs. Si je voulais l’attendre, conclut-il, son retour ne prendrait qu’un jour ou deux. Hésitant, j’éludai à mon tour. Le lendemain, à l’aube, je partis seul.
Je ne l’ai jamais ni revu, ni oublié. J’ai continué à choisir de préférence les pentes escarpées, mais plus jamais sans douter. Il m’a fallu du temps pour admettre que j’avais trouvé mon Maître, et ne l’avais pas suivi ; et ce alors même que je l’avais rencontré à mi-chemin du premier Tour, donc au moment traditionnellement considéré le meilleur pour prendre Maître. Je ne l’ai pas cherché — nous n’avions même pas échangé nos noms —, mais j’ai scruté toutes ces années tous les visages à chaque étape, en vain. Il m’aurait fallu une chance exceptionnelle pour le croiser de nouveau, étant donné l’intermittence de nos temps de Pèlerinage (seuls quelques riches héritiers pèlerinent à plein temps), et la longueur du Grand Tour, la variété des parcours, la différence de nos rythmes et l’opposition entre nos voies favorites. J’ai monté, redescendu et remonté, suivant des hasards et des conventions, mais il m’a manqué et il me manque encore quelque chose, et avec le temps j’ai décidé de croire que c’est lui. Le souvenir de son bref exemple ne m’a pas suffi ; il m’aurait fallu sa présence, même si je n’aurais pu le suivre qu’en le devançant. J’ai maintenant à peu près l’âge qu’il devait avoir, et je sais qu’il est mort : sinon il figurerait sur la Liste Publique des Doyens de l’Humanité. Pourtant ce soir, au gîte d’étape, je me surprendrai encore à chercher des yeux ma chimère parmi les Pèlerins nombreux de la plaine. Je ne sais toujours pas ce que je fuyais dans les pentes abruptes avant de le rencontrer. Après, je pense le savoir : je fuyais le regret de n’avoir su ni le reconnaître à temps, ni l’imiter, ni trouver qui l’aurait remplacé.