Petit juge
Il est là, sur mon épaule, mais je ne peux pas le voir : aussi vite que je tourne la tête, il est toujours plus rapide à rentrer dedans, et il n’apparaît pas dans les miroirs et les autres ne le voient pas. Néanmoins je sais qu’il est là parce que je l’entends : il me communique ses appréciations, qui sont d’ordinaire des jugements sévères, formulés avec sécheresse ou parfois ironie. Même quand il se tait je sens qu’il est là, qu’il n’en pense pas moins, qu’il ne me quitte pas des yeux ; il me scrute même quand je dors, puisqu’il condamne aussi les fautes que j’ai commises en rêve.
Il n’a pas toujours été là. Je ne sais plus quand il s’est manifesté pour la première fois — j’étais jeune en tout cas —, et je n’ai jamais su s’il était frais éclos de l’instant même ou s’il y était depuis déjà longtemps, fourbissant son regard en secret. Mais je me souviens qu’il m’a piqué fort, au creux de l’oreille, me faisant sursauter. Ce que j’avais fait pour le mériter, je l’ai oublié, mais je ne crois pas que ce fût un méfait remarquable : plutôt la proverbiale goutte d’eau… Puis il s’est mis à me parler dans l’oreille, très bas, à me chuchoter des remontrances d’autant plus frappantes qu’elles étaient à peine audibles, comme un doute étouffé. Sueur froide. Étais-je fou ? Mais son discours était aussi lucide et maîtrisé que mon comportement était coupable. Au début je croyais qu’il était dans ma tête et qu’il me parlait dans ma tête ; j’avais bien sûr tort : il ne peut pas être tout le temps dans ma tête, puisqu’il me juge, et que pour me juger il doit me voir, et même plus que me voir : m’examiner sans relâche de son œil omnivoyant.
Au début j’ai pu croire aussi, dans ma naïveté présomptueuse, être la seule conscience affligée d’un tel tourment. Puis bien vite j’ai pensé au contraire qu’investi d’omniprésence il infligeait ses vues à tout le monde également. Désormais je crois plutôt qu’émanant de moi il ne voit que moi. D’évidence tardive, certains hommes ont leur propre équivalent de mon petit juge sur l’épaule, et d’évidence encore, ceux-ci n’ont pas tous la même inflexibilité maniaque voire sadique. Le mien n’est jamais satisfait. Il me désapprouve souvent jusqu’à la honte, parfois jusqu’au mépris, quelquefois même jusqu’au dégoût. Les rares fois où je crois mériter sa fierté, il a disparu.
J’aimerais le voir, juste une fois, l’apercevoir, découvrir son visage, s’il en a un, et son regard. Je l’imagine avec mes traits, mais constamment sourcilleux, affublé d’une ride de réprobation. Il n’a sûrement pas son propre petit juge sur l’épaule ; il n’en a d’ailleurs pas besoin. J’aimerais aussi avoir une franche discussion avec lui. Était-il plus encourageant, au commencement de notre couple ? Plus ou moins austère, sombre, ironique, pédagogue ? Pourquoi est-il si dur ? Ne pourrait-il faire preuve d’indulgence ? Toutefois je n’ai jamais osé le questionner. En partie par timidité ; en partie aussi par fatalisme : je crois savoir ce qu’il dirait s’il daignait répondre : il n’est pas sévère mais scrupuleusement juste ; il n’est pas dur ; s’il était plus indulgent, il serait négligent ; il me veut du bien : c’est pour mon bien qu’il est exigeant ; sans lui, moi qui ne suis que trop enclin à la paresse, je ne ferais rien ; c’est à sa vigilance rigoureuse et sa persévérance palliative que je dois mes quelques accomplissements.
Je n’ai rien à rétorquer à cela ; je l’approuve ; donc je me tais. J’essaye de voir avec les yeux que je lui prête, d’agir avec les mains que je lui suppose… Je ne pense pas qu’il me survive ; et s’il y avait un paradis, et que j’y fusse admis, je suis sûr qu’il ne m’y accompagnerait pas. Il ne disparaîtra pour de bon que si je deviens lui. Je ne crois pas y parvenir. Nous irons donc ensemble, faux siamois, jusqu’à l’engloutissement de ma lucidité.
Si je l’ai bien évoqué, c’est lui qui s’est exprimé.