Journal du conteur

Le fou du village

Le fou du village est mort la semaine dernière. On l’a trouvé sur sa couche à l’heure de la sieste, comme s’il venait de s’allonger, mais il était déjà raide. On s’était étonné de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours. Il n’entrait certes plus dans le village, où les enfants l’auraient raillé, les femmes dévisagé avec impudence, les vieux interpellé, les hommes arrêté, menacé, peut-être frappé ; mais d’habitude on le voyait assis devant sa hutte à l’entrée du village, ou bien on le croisait à glaner dans les bois.

Le soir même, avec trois autres jeunes hommes, j’ai été choisi pour aller offrir le corps à la forêt puis retaper la hutte afin de la tenir prête pour le prochain fou.

Le lendemain à l’aube, les vieilles femmes nous ont remis le corps apprêté, lavé comme il ne l’avait sûrement plus été depuis des années. Il sentait à peine. C’était la première fois que je touchais le cadavre d’un des nôtres, car les corps de mes parents ne furent pas retrouvés ; de toute façon j’étais encore bébé quand ils ne rentrèrent pas de la chasse. Il n’avait pas l’air d’avoir souffert, son expression me semblait paisible, mais je ne me suis pas attardé à la détailler. Il n’était pas lourd. Nous marchions vite et sans parler. Dès qu’il nous a semblé être assez loin du village, nous avons déposé le corps au pied d’un arbre, et nul ne doute que les fourmis du moins ont accepté notre offrande au nom de la forêt.

De retour, nous avons inspecté la hutte. C’était la première fois aussi que j’y pénétrais. Délabrée, crasseuse, presque nue ; sans autre ouverture que le trou devant lequel le fou passait tant d’heures chaque jour assis sur une souche. Tous ceux qui sortaient du village ou y rentraient ne manquaient pas de le saluer d’un mot, d’un geste : c’est un des nombreux rituels auxquels nous nous plions ; hormis ça je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Quelques vieux, qui l’avaient connu avant sa fuite, s’asseyaient parfois avec lui pour fumer en silence ou bien pour un petit moment de bavardage laconique et monotone — la vie est dure, la mort prochaine pourtant redoutée — qui devenait vite un soliloque marmotté, inintelligible. Pour l’entendre, il fallait le faire boire. Alors il délirait. Entre ses cris et sanglots, tout le village pouvait l’entendre injurier, diffamer, menacer ou maudire des noms oubliés ou vénérés, licites ou non. Une fois je voulus en savoir plus ; les vieux, à leur habitude, éludèrent mes questions ; même sur les circonstances de son départ, ils restèrent vagues : il allait mal depuis longtemps, la vie de village lui pesait, il pleurait ou buvait seul, parfois criait, se battait, une fois il voulut mourir. On ne l’en aurait pas empêché, mais il manqua de courage au dernier moment. Et le lendemain il s’établit dans la hutte, qui était opportunément libre depuis quelques semaines.

J’avais un peu pitié de lui. Il m’est arrivé, au retour d’une bonne glanée, de lui laisser un fruit sur la souche qui lui servait de siège. Il ne l’a jamais su, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le faire ; il ne connaissait sûrement pas mon nom, bien qu’il me vît passer devant sa hutte presque tous les jours ; peut-être même avait-il oublié celui qui fut le sien, puisqu’on ne l’appelait plus autrement que le fou, le vieux fou. Il avait eu une famille, qu’il avait perdue, mais les vieux, tous plusieurs fois veufs, et presque constamment endeuillés, assurent unanimes que ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer au village — au contraire : le chagrin partagé y est allégé d’autant, et la durée du deuil limitée par le rituel. Ce que je crois comprendre, en revanche, c’est qu’il ne soit pas parti à la recherche du village des fous : on dit qu’il se trouve de l’autre côté de la forêt, qu’y aboutissent tous les disparus, et que les fous y deviennent ou redeviennent des hommes. Mais d’abord, l’existence de ce village est incertaine, tandis que la cabane existe de temps immémorial. Il semble y avoir toujours eu un fou du village, que ce soit une nécessité pour celui-ci ou pour un de ses habitants. La hutte n’est jamais vide longtemps, dit-on encore, et elle l’était précisément à ce moment-là. Puis s’il avait manqué du courage de se tuer, comment aurait-il trouvé celui de s’enfoncer dans la forêt au-devant d’une mort à la fois probable, imprévisible, et sûrement douloureuse ? Dans la hutte, il pouvait l’attendre en recevant autant ou aussi peu d’attention qu’il le désirait. Il lui suffisait de se taire pour être négligé presque jusqu’à l’oubli, ou au contraire de troubler nos nuits de ses cris effrayants, d’invectiver les passants, de menacer les enfants de ses griffes et les femmes de son impudeur, pour recevoir toute l’attention malveillante que n’importe quelle haine de soi ait jamais pu souhaiter. Il est même arrivé que quelques hommes le battent pour le faire cesser, sans d’ailleurs retarder sensiblement sa récidive.

Si ces crises avaient été fréquentes, il n’aurait pas fait de vieux os. Mais il était le plus souvent discret jusqu’au mutisme. Il communiquait pourtant, à sa manière : on découvrait parfois, à l’entrée du village à l’aube, un panier qu’il avait tressé. Cadeau embarrassant — le souhaitait-il ? — ; objet impur, peut-être dangereux, dont la création n’avait pas obéi au rituel ni la nécessité été approuvée. Par bienveillance — c’était notre fou et nous devions nous en occuper —, ce cadeau était tout de même accepté ; mais il devait être purifié, à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on voyait parfois le fou assister, à califourchon sur la branche d’un arbre proche, et dont il accompagnait alors les chants d’une voix fervente, discordante, éraillée. C’est sur cette même branche qu’il s’installait quand il voulait, semble-t-il, simplement observer ou prendre part à la vie du village. On le surprenait là-haut ; on le laissait faire, mais sa présence scrutatrice — nostalgique ou dédaigneuse ? — gênait et agaçait. On préférait le savoir dans ou devant sa hutte.

Celle-ci était dans un tel état que mes compagnons et moi avons argué que le plus facile et rapide serait de la détruire pour la reconstruire, ce qui a été accepté. Nous avons fini avant-hier. La nuit qui a suivi, j’y suis resté. Pour l’essayer, disais-je aux étonnés. Elle est belle et confortable. Je m’y sentais bien. J’y ai dormi paisiblement. Quand je suis rentré dans le village, hier matin, certains m’ont dévisagé. Ils savaient d’où je venais. Est-ce de la peur ou de la pitié que j’ai surprise dans leurs yeux ?

Et en moi-même ? Il me faut l’admettre : je suis tenté. Qu’est-ce qui me retient ? — moi qui depuis toujours suis sans famille, moi le piètre chasseur, le petit car mal nourri, le timide car mal aimé — moi que nul ne retiendrait, qu’est-ce qui me retient ? La honte ? L’espoir ? Je sais seulement que si je veux rester au village, je vais devoir lutter contre la tentation de la hutte.

Sans doute ai-je déjà choisi, puisque j’ai hâte qu’elle soit occupée, donc inaccessible. (Il est inconcevable qu’une autre soit construite : elle ne serait pas tolérée. Un fou c’est bien. Deux, ce serait déjà un autre village, opposé, concurrent.) J’épie chacun de ceux que je soupçonne de pouvoir être le prochain fou du village, celui qui unit les factions rivales contre son choix et sa vie. Je regrette de n’avoir pas pu — faute d’être né — assister à la transition précédente : regards qui suggèrent, gestes qui poussent ou retiennent, conciliabules qui laissent tout de même entendre la stupéfaction, la peur, l’amertume, la frustration… Un veut partir, sa famille s’y oppose. Mère, femmes et sœurs et enfants supplient le tenté ; les hommes l’admonestent : il est lâche, il jettera l’opprobre sur la famille ; qu’il se reprenne, qu’il fasse son devoir ! Il serait même arrivé — ai-je entendu insinuer — qu’il soit assassiné avant sa fuite.

Si seulement je pouvais faire le fou à l’essai ! Quelques semaines, pour voir : fini les obligations que je remplis si mal, les rites suivis à contretemps, les rôles tenus en bégayant… Guère plus de solitude, pour une immense liberté ! Je ne serais pas comme mon prédécesseur, je ferais le gentil fou : j’écouterais, consolerais les enfants, participerais à leurs jeux d’imagination. Je serais poli, respectueux, soumis, souriant. On n’aurait pas peur de moi. On aurait plaisir à m’offrir un fruit, ou même, j’en ai l’eau à la bouche, une cuisse de gibier ! Je rêve sûrement. Le rêve me rend inapte, ou du moins malhabile, à la vie du village ; et le rêve me trompe encore, sans doute, quant à celle de fou. De toute façon cet essai ne serait pas toléré non plus. Qui prend la cabane s’exclut du village à jamais, c’est l’usage. Et même si ce n’était pas le cas, quelques semaines ne seraient sans doute pas suffisantes pour que le village et moi nous habituions à mon nouveau rôle : je ne saurais donc pas réellement à quoi je vouerais le reste de ma vie.

Est-ce qu’il n’a jamais regretté son choix, le vieux fou ? Jamais supplié qu’on le laisse reprendre sa place ? Cette question aussi, les vieux l’ont éludée, se contentant de répéter ce que chacun sait : qu’aucun fou n’est jamais revenu. Quant à partir pour le village des fous, non, moi non plus je n’en ai pas le courage. Je ne suis pas sûr encore d’en être un. (Si les fous y deviennent des hommes, est-ce que les hommes n’y deviennent pas des fous ?) Même si ce village existe réellement, traverser la forêt est au-dessus de mes forces, et je ne suis pas encore résigné à une mort précoce.

Un constat me rassure : d’après les vieux, on n’a jamais vu un fou aussi jeune que moi. Disons que cette fois je laisse la place ; que je tente ma chance au village. Si j’échoue, j’attendrai la prochaine vacance.

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