Journal du conteur

La Grande Porte

Entrer par la Grande Porte, je ne peux même plus y rêver. On ne me laisserait pas faire. Je n’ai jamais été invité. Et même si je l’étais, même héritier miraculeux du Palais, je ne l’oserais plus. Être refoulé une fois m’a humilié jusqu’à la veulerie, jusqu’à la mort. Ce n’est donc pas l’orgueil qui m’empêcherait de franchir la Grande Porte même si l’on m’y invitait ; et ce n’est certes pas le sentiment d’une juste revanche qui m’y encouragerait. Non, pour moi et pour toujours cette porte est comme un mur de feu, infranchissable, et les hautes fenêtres qui la surplombent sont des miroirs sans tain derrière lesquels la Cour se tait pour se moquer de moi. Plus rien au monde ne pourrait me la faire approcher. À peine si j’ose passer devant à distance d’observation. En revanche, et conformément à l’être que je suis devenu à moins que je ne l’aie toujours été, je traîne volontiers le long des façades arrière, du côté des portes de service, par où j’espère me faufiler jusqu’à la salle du Trône, mon insignifiance et mon air bénin me protégeant de la garde et de la curiosité des serviteurs — je passe pour l’un de ceux-ci —, où, dans la Grande Lumière de Sa Majesté, je quémanderai mon pardon, c’est-à-dire l’existence, laquelle me sera refusée dédaigneusement d’une main légère, ou impatiemment, d’un doigt pointu, ou négligemment, sans un regard. Alors je serai définitivement expulsé, et je pourrai vivre peut-être et mourir en paix, sûr enfin de n’avoir pas existé. Seuls les enfants joyeux des Grands, présents en nombre, attifés, silencieux mais turbulents, auront pitié de moi, trop jeunes encore pour comprendre que je ne la demande pas réellement, que mon audace même à la mendier contre toute vraisemblance est factice, que moi aussi au fond comme eux je joue mais à échouer. « Ne pars pas ! crieront-ils, nous t’aimons, nous ! » Je pourrais me prévaloir de cet amour clamé, réel aussi quoique fugace, pour demander à rester, toléré comme un caprice bénin. Mais je ne le veux pas, ce serait tricher, en abusant de l’indifférence des Maîtres, or c’est à eux que je veux plaire, aux Grands, non pas seulement à leurs enfants, je veux qu’ils me veuillent à leurs pieds, je veux que l’intendant soit obligé de me consentir la clé des cuisines, des garages, des caves, des hangars ! Je veux pouvoir me faufiler à ma guise, les observer ignoré, les surprendre au bain, dans leurs colères et leurs bassesses et les faiblesses de leurs corps augustes ! Cette existence de parasite, aucune autre ne m’étant possible, est la seule pour laquelle j’aurais pu sacrifier ma vie médiocre. Elle m’est refusée. Soit. Je disparais. On n’entendra plus parler de moi. Même si on ne m’oubliait pas, si par miracle on me cherchait, on ne me trouverait plus.

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