Journal du conteur

Le guide

Au fil de son errance, laquelle s’avère insensiblement cyclique et semble constituer toute son histoire, notre petit peuple a toujours suivi un guide. Un seul guide, fidèlement remplacé, incarné à chaque génération par le meilleur des prétendants choisi avec un soin extrême. Notre territoire est vaste, encerclé de périls ; entre nos puissants voisins et nous, il n’y a que l’errance ; l’errance nous sauve de leur hégémonie par le mouvement qui nous met tour à tour à portée de chacun d’eux mais trop brièvement pour que leurs prétentions ne s’exercent ou que leur emprise ne s’installe en profondeur dans nos âmes ; et le guide nous sauve de l’errance, en l’orientant. D’où son importance pour nous, rien moins que vitale. Pourtant un étranger, un espion pourraient croire le contraire, constatant que le guide est élu par simple acclamation lors de la joute oratoire publique entre prétendants qui surgit spontanément à chaque transition. À peine acclamé, le nouveau guide est reconnu tel, proclamé puis immédiatement investi. On lui laisse seulement le temps d’accepter sa charge, tradition devenue dérisoire puisque ce suprême honneur ne se refuse pas. S’ensuit, de soulagement, une grande fête populaire bruyante et arrosée, dénuée de la moindre solennité bien que le destin d’une génération vienne de se jouer. Mais l’espion qui ne verrait là qu’un peuple naïf et bon enfant, prompt à la confiance et facile à soumettre, serait démenti par notre pérennité même, notre longue survie au milieu de nos ennemis. La légèreté qu’on nous impute n’est qu’apparente, elle masque la perspicacité profonde de notre jugement. L’expérience nous a rendus capables — et la vie a exigé que nous le devenions — de reconnaître sinon au premier coup d’œil, du moins en peu de temps d’écoute et d’observation intenses mais discrètes, le bon guide en devenir dans le prétendant déclaré ou non. L’acclamation est immédiate car le guide est connu et prêt. Ce n’est pas par hasard que nous nous remettons entre ses mains : il a su nous convaincre, même inconsciemment, qu’il sait où il va et comment y aller. Un bon guide n’a pas besoin de guide ; c’est ce qui le différencie de l’immense majorité d’entre nous (dont votre serviteur), qui n’aspire qu’à être guidée de main de maître. Néanmoins les moments de crainte et de doute sont inévitables, et le bon guide est aussi celui qui, tour à tour persuasif, autoritaire, charismatique, paternaliste, contagieusement confiant, pédagogue, voire démagogue, saura nous rassurer dans les premiers et nous convaincre dans les seconds. L’enfant tremblant et l’enfant inquiet en nous seront tous deux rassérénés. Voilà ce que nous attendons de lui. Mais ce n’est pas tout. Si notre errance est finalement cyclique, c’est qu’à long terme nous creusons toujours les mêmes voies. Pour nous le bon guide — et il ne peut y en avoir que de bons, les mauvais ne seraient pas suivis, ou le seraient jusque dans la tombe, or nous sommes encore là, bien vivants —, c’est donc enfin celui qui, bouclant le cycle, nous ramène comme inopinément, une génération plus tard, au point de départ, mais enrichis de ce que nous avons trouvé en creusant nos voies. C’est ainsi que l’archéologie comparative est devenue notre apanage indisputé. Nous ne sommes pas comme nos voisins, nous ne dédaignons pas le passé ; nous nous contentons (et parfois nous glorifions) de la vie répétitive que nous menons comme n’importe quel animal. Tourner, creuser, trouver, classer : cette monotonie, cette connaissance accumulée nous protègent elles aussi de nos ennemis ; c’est notre second bouclier, après l’errance. Par celle-ci, par les contacts circonspects qu’elle occasionne, nous n’ignorons pas que les régimes politiques de nos voisins, quelque divers qu’ils soient, ont tous en commun l’exigence d’antériorité, la nécessité d’une grande profondeur temporelle, leur légitimité se fonde sur leur enracinement dans le plus lointain passé. Les mythes y pourvoient, mais périodiquement aussi gagnent à être renforcés, légitimés au moins en apparence par l’histoire, si possible. C’est dans cet espoir qu’on sollicite notre expérience. Nos découvertes ont le pouvoir de raffermir le prestige ancestral de tel roi, tel tyran… Il semble évident qu’une très vieille sépulture riche entre autres de milliers de perles d’ivoire, ornements de la probable tunique depuis longtemps désintégrée dont le cadavre était vêtu, implique une forme de société précocement hiérarchisée. Nous produisons les restes et les datons scrupuleusement. L’interprétation qui s’ensuit n’est plus de notre ressort et nous nous gardons bien d’émettre officiellement la moindre hypothèse. Nous laissons les controverses inévitables accaparer l’attention politique de nos ennemis, qui pendant ce temps nous oublient.

À la convoitise, donc, de nos dangereux voisins, s’ajoute la frustration des prétendants rebutés : voilà l’autre grand problème historique auquel est confronté notre petit peuple. C’est notre affaire à tous, pas seulement celle du guide. Pour éviter la dissension qui ronge et les rancœurs séditieuses, il nous faut les consoler de leur échec en alléguant la malchance, les rappeler à l’ordre parfois, leur concéder une parcelle de pouvoir sur nos vies et nos esprits, illusoire et temporaire. Ce n’est pas très différent de la manière dont nous élevons nos enfants. Ceux-ci veulent tous eux aussi devenir le prochain guide, évidemment ; mais cette velléité ne dure pas. Avec l’âge, ils se rendent compte de la responsabilité écrasante du guide en place, de sa triste solitude aussi malgré les jeunes corps qui se succèdent sous sa tente ; il jouit certes de l’autorité, mais seulement dans le domaine de l’errance, où il doit le premier se soumettre à ses propres décisions. Ils ont donc bien raison, nos enfants, de renoncer à ce prestige suprême — car la responsabilité du guide est de plus en plus écrasante, et sa solitude de plus en plus grande. On l’explique par la quantité de connaissances accumulée au cours du temps et que le guide ne peut plus ignorer. Quand nous ne savions rien, nous avions peur de tout, mais ce tout n’était qu’un mystère, une perplexité sans cesse renouvelés. Maintenant la peur a été remplacée par un double fardeau : d’abord un savoir nécessaire trop vaste et complexe, du biface à la cosmologie en passant par tout ce qui peut influer techniquement et psychiquement sur la trajectoire d’un peuple ; ensuite et surtout, d’infranchissables limites, douloureuses à assumer. Nous avons dû renoncer aux grands rêves que l’ignorance nous permettait de caresser, et même à certains petits. Ni aide à espérer ni fuite possible ; nous sommes seuls et prisonniers. Et il ne s’agit pas uniquement de nos possibilités d’agir : à nos capacités de connaître aussi sont apparues des limites avérées. Nous savons désormais qu’il est des questions à tout jamais sans réponse, des doutes indépassables, des choix qui doivent être faits sans que leurs conséquences puissent être évaluées sûrement. Chacun sait cela. Les enfants le sentent. Les guides le subissent. Non seulement les vocations sont moins nombreuses, mais il n’est plus rare qu’un guide abdique avant l’âge, alors que servir au moins pour toute la durée d’une génération avait toujours été la norme.

La douleur, la honte poignantes de celui qui abdique nous distraient de notre propre inquiétude. Nul ne doute qu’il a fait de son mieux. La tâche était simplement trop grande pour lui, comme elle l’est désormais pour un nombre toujours plus grand de prétendants. Aucun ressentiment contre lui donc, mais, nous qui nous targuions de la perspicacité de notre jugement, nous nous sommes trompés, en estimant pouvoir lui faire confiance. Les anciens prétendants ne manquent pas de le répéter : ils auraient fait mieux ! Impossible de le vérifier, ils sont maintenant trop vieux, aigris par la frustration ; mais nous n’en croyons rien. C’est la charge elle-même, il semble, qui rejette un guide après l’autre, après les avoir écrasés. Celui qui a déchu se met définitivement derrière les enfants, et se tait. Il ne faut plus rien lui demander, surtout pas un conseil ; prendre la moindre décision lui est devenu presque impossible, une torture morale.

Encore celui-ci n’est-il que le premier des nouveaux périls qui nous guettent. Le second, plus pressant encore, consiste en ce que le guide ne peut plus nous rassurer tous en nous expliquant les raisons de ses choix. Elles existent, assure-t-il ; mais seule une minorité (dont votre serviteur n’a pas l’honneur de faire partie) peut désormais les comprendre. Ne pouvant plus nous convaincre tous, le guide doit se résigner désormais à persuader une grande majorité d’entre nous, aidé en cela par la minorité qui peut arguer de sa confiance en lui basée sur la compréhension au moins imagée qu’elle a des vérités probables qui le meuvent et nous tous à sa suite. Ainsi s’est créée une hiérarchie parmi nous, qui nous sépare et nous effraie. La nostalgie nous mine de la simplicité d’autrefois : un seul guide, fiable, pour un seul peuple, confiant.

Ces soucis ne nous étreindraient peut-être pas si fort présentement, si notre guide ne montrait pas tant de signes de découragement. Il n’est plus jeune ; il a tenu plus longtemps que ses récents prédécesseurs ; mais il a manifestement ses propres et profonds moments de doute, de lassitude accablante ; il l’a d’ailleurs révélé à mots couverts, lors de certain crépuscule propice aux confidences, où nos encouragements sincères ont sans doute sonné faux. Il part de plus en plus souvent tout seul, en reconnaissance dit-il, mais nous craignons qu’il ne le fasse que pour nous épargner les pires moments de son accablement. Une nouvelle transition s’approche. Les jeunes loups le sentent, aiguisent leurs crocs, se jaugent mutuellement. Nous les soupçonnons et les observons depuis assez longtemps. Notre jugement, si j’en crois mon opinion, celle de ma famille et de mes amis, est sans équivoque : aucun d’eux n’est apte à nous guider. La survenue tant redoutée de l’anarchie, du moment où chacun de nous doive, en toute ignorance, devenir son propre guide, s’avère plus proche encore que nous ne le craignions il y a seulement quelques années.

Mais peut-être n’aurons-nous pas à subir l’angoisse permanente de ce destin : nous sentant affaiblis, nos puissants voisins manifestent ouvertement leurs prétentions territoriales. Le plus probable est donc qu’à la soumission volontaire, temporaire et révocable à un guide choisi, succède une sorte d’esclavage, qu’une majorité d’entre nous accueillera avec soulagement pour peu qu’elle prenne l’apparence de l’intérêt mutuel, et surtout qu’on nous laisse l’errance, ou l’apparence de l’errance, sans quoi notre vie n’a aucun sens. Ils nous donneront un guide de leur cru, hypocritement nôtre mais à leur seule et à peine secrète ou même discrète allégeance ; un guide qui pourrait pourtant être meilleur que nos propres derniers, ayant moins de choix difficiles à faire, de contradictions à dépasser, de dilemmes à surmonter, de connaissances à maîtriser ou ignorer, se contentant de rechercher le seul intérêt de ses maîtres et commanditaires — intérêt d’ailleurs peut-être à long terme mal compris. S’il est aussi bon que l’étaient les nôtres au temps de leur plénitude, si ses maîtres sont aussi perspicaces à le choisir et le missionner que nous l’étions, il nous laissera continuer à creuser nos voies, la seule différence, à vrai dire pour nous négligeable, étant qu’il réserve nos découvertes pour ses seuls maîtres, à qui elles puissent servir soit à renforcer la légitimité historique de leur pouvoir, soit à affaiblir celle de leurs autres voisins. Faux guide et fausse errance, rêve de guide et rêve d’errance qui donneront jour à un rêve d’archéologie, une archéologie certes toujours creusée sans doute — on ne rêve pas la terre sous les ongles : ils sont noirs ou pas — mais, comme les rêves, ne donnant lieu qu’à des productions, sinon arbitraires, du moins d’une fiabilité douteuse. Nous qui nous gardions jusque-là de toute interprétation tant soit peu audacieuse, scrupuleux et conservateurs à l’extrême, nous nous abandonnerons alors au délire d’interprétation le plus ésotérique, libérés que nous serons de toute entrave par le rêve. Comment aurait-il pu savoir, le guide étranger, le faux guide, comment aurait-il pu savoir que le rêve nous guettait depuis toujours, le simple rêve, comme un écran entre nos mains et nos yeux, qui n’attendait que l’occasion de s’emparer de nos âmes comme jamais nos voisins n’auraient pu ambitionner d’y parvenir ; comment aurait-il pu savoir qu’il fallait pour le tenir en respect toute la force et la subtilité du vrai guide qui nous disait quoi penser des bizarres merveilles que nos mains déterrent des strates toujours plus anciennes d’une histoire mystérieuse et mythifiée ; comment aurait-il pu savoir que sans cette stricte discipline, abandonnés à nos lumières étroites, nous allions creuser, nous ne pouvions que creuser dans tous les sens à la fois, et de tesson en os fossile, d’éclat de pierre en empreinte de pas, de gravure en pigment, de dent en tombe, de dessin en statuette rêver des liens sans cohérence historique ni logique, tout à la séduction, tout à la fantaisie d’associations suggérées par hasard ; comment aurait-il pu savoir que ces rêves assurés d’une parole claire aux yeux vides formeraient si vite un labyrinthe où nous abriter, un labyrinthe où se perdre n’est jamais un problème puisqu’il ne faut surtout pas en sortir, mais où lui le faux guide risque d’être enfermé aussi, à son insu d’abord puis à son désespoir ? Impossible ! Rien dans nos comportements antérieurs n’aurait pu lui faire seulement pressentir que le rêve se tenait en embuscade, non pas hostile mais au contraire bonhomme, bénin d’allure, fidèle, tentant — le principal ennemi, le plus ancien, le plus viscéral. Mais alors il sera trop tard, le passé aura pris sous nos doigts mille branches contradictoires que nous allongerons jusqu’aux détails les plus infimes et les plus absurdes, dans lesquelles nous nous perdrons tous aveuglément, sans retour ni regret, adonnés à l’exploration méthodique de ses virtualités même les plus improbables avec une égale patience, une égale ferveur. Le rêve sera notre fièvre, sera notre fuite et notre abandon d’une vie qui ne sera plus tenue par le vrai guide, qui ne voudra plus se regarder, qui ne sera plus protégée contre la tentation, toujours secrètement nôtre, de rêver le passé comme tant de mémoires possibles. Ainsi vivant dans un rêve produisant des rêves, nous attendrons, somnambules, que notre asservisseur, de peur d’être emporté lui aussi dans le rêve, ne s’enfuie et nous abandonne. Après les vrais, les faux guides disparaîtront aussi, et s’il reste quelque chose de nous au réveil, quelque chose pour nous maintenir en vie, ce sera l’errance, toujours l’errance. Nous la suivrons.

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