Journal du conteur

Les graines

« Enterre tes rêves », dit-on chez nous aux enfants : « mets-les dans des graines choisies, bien fraîches — un rêve par pépin ou noyau —, et plante-les. Si la terre les garde, tu les oublieras ; si un arbre pousse, tu mangeras ses fruits, et le rêve qui est dedans se réalisera. »

Au début les enfants viennent voir tous les jours, et même plusieurs fois, si rien ne pousse là où ils ont planté leurs rêves. Mais peu à peu la plupart se lassent. Rien ne pousse en effet. Rien à voir, ni à faire. Ils reviennent de moins en moins souvent ; ensuite seulement de temps en temps, lorsque, du fond des nuits, resurgit le souvenir des rêves enfouis. Puis ils cessent tout à fait. Ils ont oublié leurs rêves. Ils sont adultes et heureux.

Un petit nombre d’enfants ne se lassent pas. Ils scrutent et cultivent leur petit coin de terre, le jardin à rêves. Quelle patience, quel souci les animent ! Arroser, biner, sarcler ; protéger la moindre pousse, qui n’est presque toujours qu’une herbe… Au bout de combien d’années, combien de décennies, ceux qui n’ont pas d’arbre fruitier se résignent-ils ? Alors ils se consument de questions. Pas un seul de leurs rêves n’était-il donc viable, au moins ici ? Ou la terre — en la personne d’un granivore quelconque — les a-t-elle tous avalés ? Ou bien aurait-il fallu attendre plus longtemps encore, des vies et des vies peut-être ? À la fin ils font ce qu’ils n’avaient jamais osé : ils ouvrent la terre et cherchent leurs graines. Mais la réponse varie sans règle : elles sont toutes là, intactes ou rabougries ; ou aucune ; ou certaines seulement. Ceux-là sont les plus malheureux.

Les derniers, le tout petit, le très petit nombre de ceux qui ont eu la chance de voir la terre nourrir leur arbre, le pousser à monter, à sortir, puis le soleil le tirer vers le ciel ; ceux qui ont eu la chance de voir grandir leur arbre, de pouvoir le soigner, l’amener à maturité — ceux-ci devraient être les plus heureux. Mais combien de fruits faut-il manger, et combien de temps attendre pour que ces fruits digérés deviennent des rêves réalisés, cela, personne n’a pu le leur dire, aucun ancêtre, aucun vieux sage, même s’il fut des chanceux. Comme si c’étaient les rêves eux-mêmes qui décidaient quand venir, à leur rythme insaisissable et singulier. Et moi ? Il y a bien longtemps que je ne suis plus un enfant. Je ne me suis pas lassé précocement. J’ai eu de la chance. Les fruits ont mûri. J’en mange chaque été, depuis des années, sans résultat visible. Je ne me désespère, ne m’impatiente pas. J’ai de l’appétit. Je ne sais pas encore si je suis heureux ou malheureux.

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