Les soldats
Les soldats sont là depuis trop longtemps. Ils commencent à aimer les enfants qui leur sont nés des prostituées que nous leur avons consenties. Substituts de l’amour et de la famille qu’ils ont laissés depuis si longtemps chez eux que le souvenir même, sauf en de rares fulgurances, commence à s’en estomper. Leurs enfants parlent mieux notre langue que celle des soldats, qu’ils prononcent avec notre accent. Comment feraient-ils s’ils repartaient soudain ? Emmener les enfants sans les mères ? Partir seuls, comme un arrachement, sans être certains qu’on les attend encore là-bas, qu’on sera heureux de les revoir ? Partir en famille ? Pourquoi partir alors ? De toute façon personne chez nous — et je le soupçonne, de manière croissante chez eux aussi — ne croit plus qu’ils repartiront. La garnison est à demeure. Oubliée ou négligée par les autorités lointaines qui ne s’occupent que de récolter impôts et taxes. Les soldats, d’abord armée d’occupation, ne peuvent vivre longtemps ainsi, exilés, étrangers. Leur science nous soigne, notre travail les nourrit, nos femmes les soulagent de la nostalgie d’autres femmes maintenant déjà vieillies, moins désirables que leur souvenir, ce trésor à contempler le moins possible. Non, les soldats, qu’ils se l’avouent ou non, ne veulent pas rentrer. Ce qui les fait souffrir, ce n’est plus l’éloignement de leur patrie mythifiée, c’est l’isolement dans lequel ils se tiennent encore ici, c’est la peur de représailles, d’une vengeance d’autant plus cruelle qu’elle aurait été longtemps ruminée. Quelques-uns semblent l’avoir compris. Ils se lient à certains d’entre nous par des chaînes d’intérêt religieux et financier ; ils se convertissent à notre foi pour mieux s’intégrer dans nos réseaux d’échanges ; ils exemptent officieusement d’impôt certains trafics où ils ont part. Ils tissent ainsi de fer une toile le plus inextricable possible, qui doit leur devenir armure. Qu’adviendra-t-il ? Si l’histoire se répète, je suppose que certains d’entre eux, les plus habiles, réussiront, deviendront des notables, s’allieront aux grandes familles, s’y couleront. Leurs descendants ne seront plus discernables des nôtres. D’autres se perdront dans la drogue et la volupté frelatée des bordels. D’autres encore chercheront à redevenir d’honnêtes artisans, et peu y parviendront. On en retrouvera noyés « par accident », pendus « de chagrin », suicidés par nostalgie ou par inadaptabilité. Nous ne les plaindrons pas. Comment devenir l’ami, l’égal de ses anciens esclaves ? Certainement pas en se faisant soi-même esclave ! Ils sont venus par la force et pour le pouvoir. Seuls la force et le pouvoir peuvent les maintenir sur place et vivants. Force et pouvoir : leur malédiction.