Journal du conteur

L’arbre

L’arbre s’appelle « noxe » (étymologiquement : « la nuit ») ; il produit une résine dont se nourrissent, et surtout dans laquelle pondent, les ailes-tonnerre (dites aussi « ailes-de-feu »). Et nous c’est leur présence que nous convoitons et qui nous importe et nous fait vivre au plus près de leurs colonies. Ce n’est pourtant pas par amitié que nous les recherchons, car elles sont toujours à voleter dans notre figure, à essayer de s’introduire dans nos orifices, par pure curiosité semble-t-il puisque l’arbre-noxe leur prodigue tout l’indispensable. Si nous ne fuyons pas, si nous endurons leur incessant ballet devant nos yeux — au point que nous ne les ouvrons plus que si nécessaire —, ballet bruyant par surcroît et souvent même assourdissant du continu vrombissement de leurs petites ailes hyper-véloces ; si donc nous tolérons ces voisines intrusives presque insupportables et provoquons même la promiscuité permanente de nos quotidiens, c’est qu’elles sont les seules à tenir en respect les mâche-piques, nos ennemis mortels, qui eux aussi veulent nous pénétrer, mais pour nous dévorer de l’intérieur, et qui à cette fin mordent et piquent sans arrêt toute surface assez chaude et humide, toute muqueuse ou parcelle de peau qui soient à leur portée de rampants — car heureusement eux ne volent pas, sinon c’en serait fait de nous, il nous faudrait disparaître ici ou fuir la contrée, partir ailleurs où dit-on de bien plus grands ennemis encore nous attendent, implacables, et nous empêcheraient d’aller, où il nous faudrait payer un tribut équivalent à la totalité de notre race — mourir en eux pour survivre un peu… — ; enfin si nous souffrons les ailes-tonnerre, c’est non seulement qu’elles éloignent les mâche-piques, qui en ont peur, mais qu’aux périodes, toujours nocturnes et de grande lune, où ces derniers ont trop faim, à moins qu’il ne soit l’heure pour eux de se reproduire et que notre corps soit pour ce faire leur hôte exclusif ou favori ou le seul disponible à la ronde, à ces périodes où, attirés vers nous comme par la mort, rejetant toute prudence ils fondent sur nous en colonnes immenses et nous surprennent dans notre demi-sommeil inquiet — alors dès le premier cri les ailes-de-feu se réveillent et s’élèvent et se jettent sur eux, n’en laissant pas un approcher de notre plus petit orteil au cours de la guerre totale d’extermination qui s’engage.

À peine le temps d’avoir eu peur et pas même celui de paniquer, déjà nous voilà rassérénés : c’est avec une grande et paisible délectation que nous voyons dans la nuit claire et tiède nos ennemis s’entre-tuer, s’entre-dévorer, que nous observons tels petits corps à corps indécis dans la mêlée, que nous entendons — il y faut grande attention — l’infime craquement des carapaces percées par les dards, le crissement des mandibules qui broient la chitine, le chuintement des ailes froissées, le doux pompage des trompes avides… Enfin sans crainte sourde ni gêne, chaque heure passant nous rend plus tranquilles et moins curieux, libérés duel à duel des rampants par les volantes et réciproquement, jusqu’au meilleur sommeil. À la fin, au matin tardif, il ne reste plus aucun des mâche-piques — les oiseaux de l’aurore ont déjà tout nettoyé — et seules quelques ailes-de-feu survivent, qui pendant plusieurs jours, voire trois semaines de bonheur absolu, vont être trop occupées à se noyer dans la résine de l’arbre-noxe pour y assurer leur pérennité — trop occupées pour nous importuner, et nous serons heureux, aussi heureux qu’on peut l’être sous la belle ombre, la grande ombre de l’arbre-noxe, qui surplombe tout le monde et protège tout le monde.

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