Journal du conteur

Les moines

Après que — accueillis en libérateurs (toute résistance étant futile), fêtés comme protecteurs, flattés, gavés, saoulés — les soldats sont repartis, vite, sans un seul échange de coups de feu, sans une égratignure, sans même laisser la moindre garnison (la menace implicite d’un retour vengeur suffisant à prévenir toute velléité de rébellion, chez un peuple ayant manifesté une soumission aussi empressée que la nôtre : ainsi en juge-t-on sans doute, avec dédain, parmi leur état-major) ; après que les percepteurs, qui constituent l’arrière-garde et l’évidente raison d’être de leur armée, ont suivi les soldats de peu (accompagnés de nos remerciements, au fond sincères, pour la modération dont ils avaient fait preuve en ne taxant nos récoltes qu’à hauteur de dix pour cent) ; après ces deux humiliations sans séquelle et la double libération subséquente, et alors que nous commencions à oublier la domination lointaine dont nous restons l’objet ; — voici maintenant que les moines arrivent. Nous les reconnaissons aussitôt, ayant déjà par le passé recueilli, puis éconduit, quelques sporadiques missionnaires de leur foi. Eux désirent s’implanter, demandent des terres. Nous n’osons pas refuser leur requête, certains que sa politesse rhétorique déguise un commandement. Ils ne demandent rien d’autre, s’installent, et se mettent à l’œuvre — laquelle, il nous faut du temps pour le comprendre. Ils semblent d’abord et pour longtemps mener une vie en tous points identique à la nôtre : mêmes champs, mêmes cultures, mêmes pratiques, mêmes outils, etc. Toutefois leur diligence force le respect ; l’abondance de leurs récoltes nous rend honteux ou jaloux ; les greniers qu’ils nous ont fait construire nous donnent plus d’idées que de courage. Le faire pour eux, sous le joug de la prière, nous n’avons su nous y soustraire ; mais le faire pour nous, sans le secours de cette contrainte morale, est au-dessus des forces qu’il nous reste. La vraie surprise pour nous, ce ne sont pas les greniers — notre histoire les connaît —, ce sont les remparts dont ils ceignent le village qu’ils ont fini par constituer. Puisque notre caractère pacifique — d’aucuns diraient lâche — ne doit faire aucun doute, ce n’est pas pour se protéger qu’ils s’isolent ainsi : ce ne peut donc être que pour se cacher ! — de nous, leur seul voisinage. Par conséquent nous ne pouvons plus vérifier s’ils nous mentent en répondant, toujours laconiques, à nos sages questions sur leur vie, sa routine et son sens. Nous devons les croire sur parole, ceux rares qui, de sortie, acculés, réticents, nous affirment qu’eux les moines travaillent en silence puis consacrent, maintenant qu’ils ont réuni les conditions requises, tout leur temps libre à la dévotion, à la méditation, entre eux, sans famille ni même conjoint, sans distraction, jusqu’à la fin d’une vie qu’ils espèrent quiète et brève.

D’abord nous avions cru qu’ils venaient nous gouverner. (Peut-être avons-nous secrètement désiré un temps que ce soit le cas.) Quand il s’est avéré qu’ils ne s’immisçaient aucunement dans nos affaires, nous avons pensé qu’ils voulaient nous convertir à leur foi (pas plus étrange que leur vie) ; mais ils se sont toujours abstenus de tout prosélytisme direct. Manifestement indifférents à notre existence, il semble après tout qu’ils cherchaient seulement une bonne terre, à l’écart, une retraite, loin des grandes villes du cœur de leur empire. Ce qui est certain, c’est qu’alors que soldats et percepteurs ne l’avaient qu’effleuré, les moines ont troué notre monde. Et ce trou non seulement nous peine par sa simple emprise, par la perte d’intégrité qu’il constitue, par la sujétion qu’il nous rappelle, mais surtout il nous inquiète, d’autant plus qu’on ne nous laisse pas y regarder franchement. À défaut de pouvoir les chasser pour le boucher si possible, nous essayons, par la curiosité, par l’imagination, de percer le sens de la dimension nouvelle qu’il nous impose. « Dévotion », « méditation »… ce que nous nous en représentons, c’est qu’ils voient loin et visent haut, et que s’ils nous côtoient le moins possible, c’est qu’ils nous méprisent de nous contenter de la terre si étroite, quand le ciel immense est à conquérir pour l’éternité.

Au sommet des remparts qui les dissimulent et nous opposent, l’un d’eux paraît parfois, silencieux scrutateur. Invariablement alors, nous ne pouvons nous empêcher de modérer nos bavardages, de répudier nos chansons (alors qu’il ne nous entend sûrement pas !), de travailler peut-être plus efficacement, en tout cas plus solitaires et concentrés. Quand nous constatons qu’il a disparu, c’est du soulagement que nous ressentons, — avant que nous étreigne le regret de la vie d’avant, quand les moines n’étaient pas apparus, et avec eux l’exigence de l’effort maximal, le duel constant de soi-même avec soi, la honte et le remords des vieilles habitudes, le tiraillement de l’être entre le sol où les pieds peinent et la tête aux yeux levés parfois révulsés. Mais il est trop tard désormais ; même s’ils s’envolaient, l’écart qu’ils ont introduit demeurerait ; nous ne pouvons pas faire comme si leur survenue n’avait jamais eu lieu. Voilà la malédiction qu’ils nous ont infligée. Nous n’osons pas les regarder dans les yeux, mais si l’un d’eux, égaré, nous tombait sous la main un soir d’ivresse, il passerait un sale quart d’heure — et de cette honteuse propension aussi ils sont cause. Leur inexorable exemple nous oblige à vouloir, mais nous ne voulons pas leur ressembler, eux dont la pitoyable faiblesse les pousse à la réclusion, à l’extinction volontaires. Même au prix s’il le faut d’autres enceintes, nous voulons autre chose, sans savoir quoi encore ; autre chose que leur invraisemblable immortalité céleste en récompense d’une sûre, lente et longue agonie terrestre (nous aussi sommes capables de mépris !) dont par surcroît le tourment n’est sans doute pas exclu. Que vouloir, donc — quelle vie vouloir qui nous élève tout en restant conforme à notre désir fondateur de pérennité locale ? Il est trop tôt, la question vient juste de nous frapper. Par eux qui ont trouvé leur réponse, nous allons maintenant chercher les nôtres.

Comment procéder ? Faut-il viser l’unanimité ? Ou bien chacun creusera-t-il son propre petit trou dans le monde, indifférent aux autres entre lesquels il serpentera jusqu’au sien chaque soir dès qu’il aura rangé ses outils ? D’autres questions, préliminaires, déjà s’interposent… Elles aussi viennent de derrière les remparts, elles montent de leur grand trou, elles grimpent les remparts, les plus petites les traversent en suintant, les autres s’élancent d’en haut et nous touchent en silence, portées par le souffle des nuits, chacun les reçoit, les écoute, et les oublie, ou les repousse, ou les épouse. Elles attendent. Et en attendant elles posent elles-mêmes d’autres questions. Qu’en est-il de la vie transitoire qu’elles nous imposent tout le temps qu’elles dureront ? N’avons-nous jusqu’alors — jusqu’aux moines (dont nous ne savons plus s’il faut les remercier ou les haïr) — n’avons-nous toujours mené qu’une vie transitoire, dans l’attente inconsciente de questions qui nous aiguillonneraient ? Peut-on trouver une réponse définitive et vivre une vie définitive ? Chaque question doit-elle être reposée à chaque génération, en une ronde interminable ? Existe-t-il une fin aux questions ? Surtout : comment savoir si l’on a bien répondu ? Et si l’on ne pouvait le savoir que rétrospectivement ? Une fois pour toutes, peut-on échapper à ce tourbillon ? La seule évidence, qui n’est même pas encore une réponse, c’est qu’il faudra du temps soit pour répondre à la moindre de ces questions soit pour l’abandonner après nous être rendu compte qu’elle est devenue obsolète ou qu’elle était mal posée. En attendant, nous, les premiers questionneurs du renouveau, devrons nous contenter d’une vie en question. Nous l’assumons. — Et en l’assumant, nous découvrons, à notre propre surprise, que cette idée ne nous effraie ni ne nous déçoit, mais qu’elle nous rassure et même, parfois, nous exalte ! Ce n’est pas encore en soi une réponse non plus, mais c’est un bon début.

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