Le Pèlerinage, ainsi qu’on l’appelle souvent, ne consiste pas dans l’effort purificateur vers un lieu cru sacré pour y solliciter quelque divinité par nos dévotions ; il s’agit, tout différemment quoique avec ferveur aussi, de suivre les traces invisibles de ceux qui, montant, redescendant et remontant, se sont rendus admirables et donnés à imiter. Une sorte de compétition si l’on veut, mais personnelle et spontanée ; une institution aussi, ancienne, devenue discrète, au prestige suranné. On connaît les étapes et les records légendaires des plus grands Maîtres, tous morts ; la Tradition enseigne pourtant qu’il est préférable de se trouver un petit Maître de chair plutôt que de suivre un fantôme suspect d’idéalisation, mais je la négligeais présomptueusement jusqu’à ce que je le regrette. Le mien, c’est au cours d’une étape ordinaire que je le rencontrai. Je l’avais repéré de loin. Comme je le faisais habituellement pour mes devanciers bipèdes et quadrupèdes, je me mis au défi de le rattraper. J’y parvins étonnamment vite. Ma fierté puérile s’évanouit quand je constatai que mon lièvre était un vieil homme. Néanmoins la poursuite, comme de l’alcool, m’avait rendu loquace, et, encore haletant, j’engageai la conversation. Rester à sa hauteur était un effort, car il marchait trop lentement pour moi, qui, à cette époque justement finissante où le Pèlerinage n’était encore qu’un prétexte, n’attendais personne et demandais qu’on ne m’attende pas ; mais je me contraignis à un faux rythme, car l’homme m’avait été immédiatement sympathique, peut-être par le contraste entre la sécheresse de son corps presque décharné, la rondeur de ses manières et la douceur de sa voix. Nous fîmes connaissance en grimpant de concert jusqu’à la prochaine bifurcation, où je m’engageai par réflexe du côté de la voie la plus courte et la plus raide. Il me laisserait là, dit-il aussitôt, s’arrêtant. Confus de me rendre compte trop tard que son âge la lui interdisait d’évidence, je cherchai comment formuler des excuses avec délicatesse. Il me devança : ce n’était pas seulement une question d’âge, car il avait toujours préféré les pentes douces, gravies sans hâte au long de journées régulières. Je le dévisageai, perplexe ; il avait bien sûr deviné d’emblée qu’il en était tout au contraire pour moi. Souriant avec ce qui me sembla une ironie elle aussi très douce, il s’expliqua : les pentes abruptes n’étaient bonnes qu’à fuir. On n’y voyait que la pente même, ou son effort, ou l’arrivée ; rien autour ni des lointains ciel et terre et du monde entre, ni du caillou quelconquement unique qu’il pointait de l’hallux. Humilié avec reconnaissance, je dérogeai pour le suivre à mes deux habitudes de Pèlerin : la solitude et l’intensité. Au fil des heures notre conversation devint de plus en plus lente et discontinue, jusqu’à ce que la fatigue nous empêche de parler puis même de penser. Ce long effort partagé jusque dans le soir tombant nous rendit précocement intimes. C’est sans doute ce qui explique pourquoi, dans l’isolement de la nuit noire, assis côte à côte à la porte du gîte sommital désert, et ne nous connaissant que depuis quelques heures, il se laissa aller à me révéler, certes incidemment, son exploit : le Grand Tour, c’était la troisième fois qu’il le faisait ! Trois Grands Tours en solitaire et en pente douce… J’avais largement l’âge d’être père — il avait l’âge d’être le mien — et je n’étais pas encore à la moitié de mon premier… Si je l’avais osé je lui aurais baisé les pieds. Mais je me contentai de lui manifester une admiration étonnée, presque craintive, qu’il ignora, éludant mes questions, balayant mes éloges.
Le lendemain nous redescendîmes jusqu’à la plaine populeuse par des chemins de plus en plus fréquentés, au point que nous nous trouvâmes finalement agrégés à une masse compacte et bourdonnante qui ne pouvait que descendre. Le soir il me quitta pour honorer un rendez-vous amical qu’il avait de longue date aux environs. Si je voulais l’attendre, conclut-il, son retour ne prendrait qu’un jour ou deux. Hésitant, j’éludai à mon tour. Le lendemain, à l’aube, je partis seul.
Je ne l’ai jamais ni revu, ni oublié. J’ai continué à choisir de préférence les pentes escarpées, mais plus jamais sans douter. Il m’a fallu du temps pour admettre que j’avais trouvé mon Maître, et ne l’avais pas suivi ; et ce alors même que je l’avais rencontré à mi-chemin du premier Tour, donc au moment traditionnellement considéré le meilleur pour prendre Maître. Je ne l’ai pas cherché — nous n’avions même pas échangé nos noms —, mais j’ai scruté toutes ces années tous les visages à chaque étape, en vain. Il m’aurait fallu une chance exceptionnelle pour le croiser de nouveau, étant donné l’intermittence de nos temps de Pèlerinage (seuls quelques riches héritiers pèlerinent à plein temps), et la longueur du Grand Tour, la variété des parcours, la différence de nos rythmes et l’opposition entre nos voies favorites. J’ai monté, redescendu et remonté, suivant des hasards et des conventions, mais il m’a manqué et il me manque encore quelque chose, et avec le temps j’ai décidé de croire que c’est lui. Le souvenir de son bref exemple ne m’a pas suffi ; il m’aurait fallu sa présence, même si je n’aurais pu le suivre qu’en le devançant. J’ai maintenant à peu près l’âge qu’il devait avoir, et je sais qu’il est mort : sinon il figurerait sur la Liste Publique des Doyens de l’Humanité. Pourtant ce soir, au gîte d’étape, je me surprendrai encore à chercher des yeux ma chimère parmi les Pèlerins nombreux de la plaine. Je ne sais toujours pas ce que je fuyais dans les pentes abruptes avant de le rencontrer. Après, je pense le savoir : je fuyais le regret de n’avoir su ni le reconnaître à temps, ni l’imiter, ni trouver qui l’aurait remplacé.
Celui qui crie est battu, souvent à mort, par ceux qui l’entourent — lesquels n’ont que quelques secondes pour réagir avant que le cri ne s’empare d’eux. La police n’a pas le temps d’arriver ; et si par hasard elle est déjà sur place, elle opère seulement plus proprement. Tant nous avons peur de la contagion : que le cri se propage — à la vitesse du son ! —, qu’il frappe de proche en proche, de bouche à oreille chaque homme, femme et enfant, qui alors se mettent à crier eux-mêmes, le relayant, l’intensifiant ; peur que le cri devienne général, unanime ; qu’un hurlement global s’élève, d’une telle puissance qu’il ne laisse rien debout, aucun édifice humain. Toutes les avalanches en même temps. Un cri si fort qu’il provoque un tsunami mondial et réveille des volcans. Il faut l’éviter à tout prix, et c’est pourquoi ceux qui crient, les initiateurs potentiels de cette apocalypse, sont rendus muets souvent définitivement. Il faut nous surveiller les uns les autres, l’œil et l’ouïe aux aguets, car le cri peut, apparemment, frapper n’importe qui à n’importe quel moment, même en plein sommeil : on en a vu — par caméra de surveillance interposée — se réveiller en hurlant, contaminer toute une maison, tout un immeuble voire tout un quartier, qu’il a fallu bombarder.
Pour éviter ces mesures drastiques, on s’entraîne à crier sourdement. La bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, le corps tordu, les mains sur les oreilles, mais sans faire vibrer ses cordes vocales : le seul bruit audible est celui de l’air expiré. Il est vital que le cri sourd devienne un réflexe car, c’est une évidence, le cri frappe de plus en plus fréquemment, quoique toujours imprévisiblement.
Nouvelle convention sociale : si je te donne une petite claque sur l’occiput, tu dois réagir par un cri sourd. On espère ainsi rééduquer le réflexe naturel du cri sonore. C’est une convention fulguramment répandue : il n’est plus rare qu’un inconnu te claque, et tu dois l’en féliciter.
Tout le monde dit évidemment qu’il faut prendre le mal à la racine : trouver, et détruire, les causes du cri. Les soupçons sont divers, et forment d’ailleurs tout ce qu’il nous reste de partis, puisque le cri, ou la peur du cri, est devenu le grand problème du temps ; mais aucune certitude n’émerge, aucun consensus. Certains suspectent un châtiment divin ; la vengeance de Gaïa ; l’expérience cruelle d’extra-terrestres invisibles et surpuissants ; un complot mondial des sourds-muets… L’amertume de ne pas savoir, ou plutôt de savoir seulement que nul n’est à l’abri, que ni la richesse, ni la santé, ni la jeunesse ne protègent d’un cri qui semble frapper au hasard — cette amertume nous rend durs, nous tolérons de moins en moins ceux qui soupçonnent une autre cause à l’épidémie que celle qui a la faveur de nos propres soupçons.
Résumons. Nul ne sait précisément quand l’épidémie commença. On ignore d’où s’éleva le premier cri, qui fut le premier crieur. On suppose que celui-ci est déjà mort, soit tué par son cri même, soit par la conscience d’être cause du plus grand danger actuel pour l’humanité. Le cri est contagieux, mais seulement pour les humains, et le silence l’arrête. En revanche de nouveaux foyers se déclarent, aléatoires et de plus en plus fréquents, sans liaison phonique entre eux. Le cri, véritablement, semble pouvoir frapper n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, à une exception curieuse : le cri semble épargner les aveugles ; du moins, aucun aveugle n’a encore été touché. Entendre le cri donne envie de crier. « Envie » n’est pas exact. Entendre le cri provoque le cri. Ton cri me fait crier, mon cri te fait crier plus fort, etc. Rares sont ceux qui survivent au cri, et ceux-ci ont généralement été frappés alors qu’ils étaient complètement seuls, isolés des autres hommes par des kilomètres de silence. La plupart des survivants sont marqués par l’effroi ; beaucoup restent aphones ; ils ne sont plus les mêmes, ils sont peureux, amorphes, ils donnent à regretter leur survie. Ils succombent à une seconde atteinte : on ne connaît personne qui ait survécu à deux cris.
Bien sûr on questionne les très rares survivants valides : pourquoi ont-ils crié ? Ils ne savent pas. Le cri est monté en eux, de leurs entrailles, a grossi en eux, irrésistible. Si vite qu’ils ne savent pas dire si la panique ou la terreur qui souille leur entrecuisse est cause ou conséquence du cri. Ils ont eu beau serrer les dents jusqu’au sang, le cri leur a fendu les lèvres, leur a forcé la bouche, les a pliés, tordus, atterrés, ils se retrouvent en général allongés sur le dos, les yeux écarquillés, à crier vers le ciel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quelques minutes suffisent : le cœur n’y résiste pas. La violence du cri est telle que le crieur est parfois retrouvé les cordes vocales arrachées, les yeux entièrement exorbités.
Si le cri frappe au milieu d’une foule compacte, c’est l’hécatombe. Les exemples abondent : opéra, stade, université… Même si le bâtiment ne s’effondre pas, il n’est pas rare qu’il n’y ait aucun survivant, entre ceux qui succombent au cri même et ceux qui s’entre-tuent. Un cri dans un avion provoque une catastrophe inévitable, au point qu’il est désormais obligatoire de porter en vol casque anti-bruit et masque aphonisant. On a trouvé des bateaux dérivant, dont tous les passagers avaient succombé, qui au cri même, qui à la lutte contre sa contagion.
Il est trop tôt pour juger des effets de l’entraînement au cri sourd ; pour l’instant, ceux-ci semblent au mieux modestes.
Une autre technique expérimentée actuellement est le cri volontaire et solitaire. Descendre au fond d’une grotte, hurler de toutes ses forces jusqu’à l’épuisement, dans une parfaite isolation phonique. Un par un, tour à tour. Pas de contagion possible. On espère ainsi prévenir le cri. Résultats encore inconnus.
Comment cela finira-t-il ? Dans un dernier cri global ; dans un mutisme généralisé ? Ou bien cette situation angoissante est-elle notre nouvelle condition pour les siècles à venir ? Nul ne l’espère, peu admettent le croire, beaucoup le soupçonnent, et tout le monde le craint.
Il y a déjà plusieurs générations que nous sommes retournés vivre dans les arbres. Pourquoi, nous l’avons oublié ; était-ce fuite, appel, opportunité, retour nostalgique, nécessité ? Quoi qu’il en soit, à force de vivre dans les arbres comme nos lointains ancêtres primates, nous avons perdu le contact avec le sol et l’habitude du sol. Désormais il nous fait peur. Pourtant il nous est indispensable d’y redescendre, au moins pour honorer nos morts. Nous déroulons alors les longues échelles de corde que nous tenons d’ordinaire précautionneusement relevées, même s’il semble que les seuls autres animaux capables de les emprunter puissent se passer d’elles pour grimper. Il ne subsiste heureusement plus guère de ceux-ci dans notre forêt : nous les avons chassés par notre prédation massive des fruits, noix, insectes et petits vertébrés qu’on trouve dans la canopée ; ils ont fui notre présence agressive et tapageuse. En effet, ici dans les plus grands arbres, à l’abri de la canopée merveilleuse et ondulante, nous passons les heures fraîches à nous chamailler bruyamment pour la nourriture et les meilleures branches, et les heures chaudes à chanter, chacun pour soi, à l’ombre des feuillages. Mais dès que nous déroulons les échelles de corde, la peur et la prudence nous font faire silence. Nous tremblons quand nous traversons la couche nuageuse, car nous savons que nous quittons notre territoire, la canopée des plus hautes cimes, îles dans l’océan de vapeur qui masque le sol de la forêt. Ce sol ténébreux, nous nous y déplaçons sur la pointe des pieds, sur le qui-vive, scrutant buissons et sous-bois dans la crainte continuelle d’une attaque imminente et fatale — mais qui nous attaquerait ? Des congénères restés peut-être vivre au sol ; ou d’une autre forêt ; ou d’autres animaux, tour à tour ou coalisés contre ces intrus extravagants, ces proies alléchantes et faciles ? Nous ne le savons pas car notre histoire orale ne consigne nulle attaque : l’ennemi est d’autant plus effrayant qu’il est encore inconnu, tapi, attendant l’instant de faiblesse et d’inattention que nous ne lui avons encore jamais accordé. Dans le silence des feuilles froissées, des branches cassées, nous portons le corps aux membres pendants du défunt juste assez loin pour qu’odeur et miasmes ne nous atteignent pas. Nous l’abandonnons sous un arbre où son âme s’incarnera peut-être et rentrons aussi vite que la prudence et la panique le permettent. C’est ainsi que nous honorons nos morts. Arrivés au pied de nos grands arbres, notre impatience est à son comble : comme nous nous pressons trop, nous maltraitons les échelles, qui, peu à peu, se cassent l’une après l’autre. Bien sûr nous sommes de trop gros animaux pour vivre tout là-haut. Certes, notre stature et notre poids moyens ont diminué, car les grands et gros chutent plus souvent mortellement avant d’avoir procréé ; mais c’est loin d’être suffisant. C’est pourquoi, même si notre tapage nous fait sembler nombreux, nous ne sommes guère plus qu’une petite bande, une tribu décroissante en nombre, à la consanguinité dangereuse, et probablement vouée à une extinction prochaine. Car qui parmi nous renoncerait à la canopée pour retourner vivre au sol, quand chacun ne rêve que de s’élever jusqu’à la cime des arbres, ayant laissé au plus loin la terre, tout là-bas, invisible, inaudible, comme si elle n’existait plus — dangereuse illusion ! — ; ayant laissé aussi la jungle des lianes et des corps ; parvenu au sommet, dans la rareté des dernières feuilles, au bord du ciel, presque en plein ciel : oui, s’élever pour vivre au plus près du ciel, sur la plus haute branche, unique privilège de l’éminence hiérarchique conquise et reconnue… non, nul parmi nous, malgré la perte de ces commodités historiques qui ne sont plus que des mythes — la médecine, l’écriture, le métal… — nul n’oserait quitter la canopée, cette vie aérienne, pour la lourdeur, la touffeur, la pénombre, la peur, les rampants, les serpents… De toute façon, qui sait encore fabriquer ces échelles de corde qui nous demeurent indispensables pour descendre et remonter ? Bientôt nous nous contenterons de laisser tomber nos morts, espérant que l’odeur ne nous atteigne pas, tant nous sommes loin du sol. C’est ainsi, lâchant prise, que les derniers membres de notre utopie trompeuse disparaîtront de ces hauteurs, rendues pour un instant au silence azuré. Fini, les douches de pluie, la caresse du vent odoriférant, le bercement des branches, la contemplation des oiseaux planant, des étoiles brillant… Adieu. Ce paradis n’était pas pour nous.
Aussi loin que je me souvienne, ou croie me souvenir, je me vois les épier, les admirer, les envier. Je m’approchais d’eux, je les suivais autant que je le pouvais. Parfois, bruyamment souverains dans les bois figés, ils passaient à côté de moi, sans soupçonner ma présence immobile, muette, avidement scrutatrice. Je voulais déjà, j’avais toujours voulu vivre avec eux, leur ressembler. Je les imitais. On croyait chez moi que c’était pour jouer. Mais le jeu durait, de plus en plus prenant, sérieux. Il ne s’arrêtait plus, débordait de l’enfance et du loisir dans la maturité et ses responsabilités cynégétiques. Je ne jouais plus. Je n’avais jamais joué : je me préparais. Je m’exerçais à ne plus avoir peur du feu, à rechercher sa chaleur, à trouver beaux la danse des flammes et l’essor crépitant des étincelles. Je m’enhardissais, leur volais quelques menus outils, trésors sacrés. L’écart croissait entre moi et mes congénères, était insurmontable, devenait dangereux. J’avais honte de leur ressembler. Si l’on m’avait jamais aimé, on ne m’aimait plus. On se méfiait de moi. J’étais solitaire ; on m’isola. J’avais renié mon sang et mon éducation : je trahirais ma terre. Je suis parti, sans retour, avant d’être ou banni, ou tué.
Je me suis fait découvrir, recueillir. J’avais rogné mes griffes, rasé mes poils, limé mes crocs. Suis-je devenu pour autant doux comme un agneau ? Je ne sais pas, je ne crois pas, pas encore. La docilité, la soumission, la dépendance du chien me guettent-elles ? Ou au contraire, désormais que je n’aurai plus à vivre isolé, puis-je espérer des relations sociales et personnelles riches, d’égal à égal ? C’est prématuré. Mes griffes repoussent et ma vue rebute. La capacité légale m’est refusée. Ne suis-je donc pas prêt ? Ai-je besoin d’une période de transition — d’au moins quelques siècles ? Qu’on s’habitue à ne plus s’effrayer de mes poils et de mes griffes, à ne plus mépriser leur absence périodique ; que je m’habitue à non plus mordre mais flairer, lécher, baiser, serrer la main qui se tend ? Non pas celle qui me flatte, ni celle qui me dresse, mais celle qui tire et me redresse. Reste une profonde sensibilité aux odeurs qui rend dangereusement sensuelles mes rencontres avec les femelles. Les mâles me craignent ; les dominants me défient ; nous nous battons ; je n’ai rien gagné à remplacer mes griffes par un couteau.
La corde à nœuds ?… C’est la même depuis toujours, dirait-on. Évidemment non : on la refait de temps en temps, quand c’est nécessaire, c’est-à-dire rarement. Celle-ci est plus ancienne que le plus vieux d’entre nous. Ses brins en ont connu des mains ! Regardez-les : ils sont soudés par la sueur séchée qui les a aussi rendus durs comme bois. Elle n’est plus guère souple, en conséquence, mais ça ne nous gêne pas, car nous l’utilisons tendue. Chacun derrière l’autre, chacun à son nœud, tirant la corde et son successeur, tous ordonnés par force. C’est ainsi que nous avançons dans la jungle, c’est ainsi que les exploits qui vous ont attiré ici ont été accomplis. Bien sûr que tout le monde veut être devant ! Certains ne le seront jamais, mais personne ne le sera toujours. Les jeunes gens gagnent des rangs — des nœuds —, les vieilles gens rétrogradent : c’est la dure fatalité du vivant ! Imaginons que tu ne sois plus à ta juste place : ton successeur, qui tire donc plus fort que toi, va gagner sur toi ; entre vous la corde va se détendre ; tu ne vas pas te laisser faire, tu vas redoubler d’efforts, bien sûr ; mais si malgré tout tu ne parviens pas à tendre à nouveau la corde et donc à rétablir entre vous deux la distance normale — qui est aussi la distance maximale : une stature moyenne d’homme environ — alors tu as déjà perdu, ton successeur te colle, tu sens son souffle chaud sur ta nuque et sa sueur dans tes narines, dans un dernier effort il s’arrache et attrape ton nœud et te fait lâcher prise, mais le plus souvent tu as déjà lâché prise, tu lui laisses ta place et tu prends la sienne, volontairement, sachant qu’il est de l’intérêt de tous que les meilleurs tireurs soient devant.
Au bivouac bien sûr tous se mêlent, mais la nuit chacun dort le long de la corde, à son nœud, de manière qu’au réveil on n’ait qu’à saisir celle-ci pour continuer, ainsi nous profitons au mieux des forces neuves du matin.
Puis il y a les pauses, qui peuvent durer des mois, les préparatifs de la prochaine expédition, les réparations de la corde à la suite de la précédente expédition. Ou, plus intéressant, en pleine expédition ! J’ai connu ça une fois. Corde cassée ! Accident rarissime : il a fallu nouer les deux bouts avec les moyens du bord, malgré la dureté des brins. Et ça a fait un nœud en plus, c’est-à-dire un nœud en trop, ce qui nous a perturbés, d’autant qu’il était trop proche de ceux qui le flanquaient, pourtant il attirait irrésistiblement le tireur qui le voyait, vide, à portée de main… mais qui se retrouvait vite si comprimé entre son devancier et son successeur que, s’il ne pouvait dépasser le premier, il voulait, chose inouïe, reculer ! Mais derrière personne ne comprenait cela, tous étaient contents d’avoir gagné un nœud sans effort, ce qui d’habitude n’advient qu’à la mort de l’un d’entre nous, et alors reculer serait insensé, puisque ça laisserait un nœud vide, ce qui nous semble… impardonnable, en plus d’être ridicule. Donc cette fois-là il fallait reculer dans le rang, mais personne ne voulait… alors celui qui est comprimé lâche le nœud, attend qu’arrive à sa hauteur la queue, et saisit le nœud libre, qui se trouve bien sûr être le tout dernier, puisque entre-temps on n’a évidemment pas résisté à saisir le nœud libéré, entraînant l’avancée de toute la cordée… Et cette boucle, nous l’avons répétée tout le temps que dura l’expédition, laquelle, il faut le dire, ne fut pas un succès.
Voilà, c’est ainsi que ça se passe. D’ordinaire ça fonctionne remarquablement bien, ce qu’atteste d’ailleurs le fait que notre renommée soit parvenue jusqu’à vous. Moi ? Vous devinez mon âge ! Je rétrograde peu à peu au fil des ans. Mais… « Tant que je recule, je tire encore ! » comme on dit. Non, je n’ai jamais été tête de cordée, ni parmi les premiers tireurs. Mais j’étais à ma place, c’est le principe même de la corde qui l’implique — et je le suis encore. Si j’avais pu faire mieux je l’aurais fait, et ceux qui me suivaient aussi. De la sorte, vous comprenez bien qu’on ne puisse pas aller plus vite. Votre vie, celle dont vous nous vantez les bienfaits, nous la connaissons aussi, où tous se mêlent au hasard, sans rang ni ordre, où donc la trajectoire collective, privée de but, n’est que la moyenne des errances individuelles — mais nous la connaissons entre les expéditions ferventes qui nous définissent. Bien sûr que nous aimons ces pauses, parfois longues d’ailleurs, bien sûr que nous apprécions le repos, le foyer, la musique, la fête, le bavardage sous les grands arbres… Mais ces joies-là, simples, je crois moi que nous les savourons plus que vous, parce que, à la corde — chacun à sa juste place et au maximum de ses capacités, qui s’additionnent —, nous les avons méritées ! Et nous le savons tous et chacun sait qu’il a mérité sa part, jamais trop petite. Pas de tricherie à la corde, personne ne cède sa place, nul ne renonce à doubler, il n’y a rien qui puisse acheter un nœud car il n’y a rien de plus honorable qu’un nœud de tête. Mais il n’y a aucun déshonneur à être en queue. Le seul déshonneur, c’est de lâcher la corde. Et ceux qui s’en rendent coupables s’enfuient et ne reviennent jamais, de honte ou de peur. Oui je me doutais bien que c’est par leur intermédiaire que vous aviez entendu parler de nous… En termes peu flatteurs, évidemment. Vous êtes notre invité : vous jugerez vous-même. Je me fais fort de vous obtenir l’honneur, rarissime pour un étranger, de participer à la prochaine cordée, qui part justement dans trois jours. Ainsi vous nous jugerez. Et vous vous jugerez aussi. Vous verrez ce que vous valez !
Quand je veux devenir un lion, je dépasse rarement le chat, félin certes, agile, mais bénin. Souvent même je m’arrête au chaton, dont les velléités ne suscitent qu’exclamations enfantines et sourires attendris.
Quand je veux me faire insecte… l’écart et l’effort sont bien moindres : la réussite est quasi garantie. Scarabée, coccinelle, ce n’est qu’un pas. Puis viennent de proche en proche luciole, papillon, fourmi, puce, moustique, phasme… et enfin la blatte. En général je vais jusqu’au bout, assez vite et facilement, non sans sauter de nombreuses étapes. C’est le retour qui est difficile. Un jour peut-être je ne pourrai plus rentrer, je n’y arriverai pas. Espérons que je dépasse tout de même la punaise et la mante, que j’aille au moins jusqu’à la libellule, jusqu’au gendarme.
Si c’est le hérisson ou la petite tortue qui m’appelle, comme il arrive quelquefois, je peux y aller en confiance : aller comme retour ne sont qu’un peu difficiles. Mais ma carapace ou mes épines restent toujours molles.
Le plus facile, dans les deux sens, c’est l’escargot. Celui-ci, je le deviens même parfois sans m’en rendre compte, par accident.
Le plus difficile, c’est l’homme. Lointain idéal, quasi mythique… Je n’essaie même plus.
Qu’il est loin déjà le temps des terres à tous ! Ni murs, ni clôtures, ni frontières. Il est révolu le temps des nomades qui redécouvraient et renommaient sans cesse les lieux de la Terre. Ici le Col du Chamois ; là, l’Antre de l’Ours, etc. À l’infini croyait-on. Non ; ça s’est même fini assez vite.
Et qu’il est encore loin, le temps des ruines ! Où l’on pourra franchir, abattre les murs abandonnés et branlants. Combien de générations après celle de ma fille ? Combien de générations, pour une Terre à redécouvrir, à ré-explorer, dont retrouver et renommer des parties rénovées par la forêt, englouties par le désert ? Combien de générations plus tard pour que des archéologues amateurs — ils ne s’appelleront sans doute pas ainsi et la pratique n’existera sûrement plus en tant que profession — découvrent émerveillés, fouillant le sol de leurs cornes juvéniles, les ruines enfouies de la mythique tour Eiffel ?
Entre-temps, c’est dans un labyrinthe étriqué bien qu’immense qu’ils doivent circuler, les cornus ; dans un dédale dont les murs ne cessent d’épaissir, de grandir en taille et grossir en nombre ; d’autant moins fait pour eux qu’ils ne connaissent qu’une manière de lutter : tout de suite, de front et à fond, et qu’une seule manière d’avancer : en fonçant, tête baissée.
La première fois qu’ils heurtent un mur, quoique prévenus, c’est tout de même le pur étonnement qui d’abord les saisit. Comment ne peuvent-ils pas aller droit devant, simplement, comme les oiseaux dans le ciel, jusqu’à l’épuisement sinon jusqu’à l’infini ? Puis viennent les larmes, d’abord de douleur, ensuite de honte et de déception. La plupart, plus ou moins lentement, parviennent à la résignation, laquelle est peut-être la principale cause de la forme qu’a prise leur société : une sorte de féodalité brutalement instituée, avec sa hiérarchie basée sur la dominance, l’allégeance et la parenté. Ceux qui ne se résignent pas, faible proportion de non-inféodés, on les reconnaît facilement, d’abord à leur solitude, puis à mesure qu’ils s’approchent, à leur tête déformée.
De leurs toiles tendues aux coins des murs, les hautes araignées les observent — certaines ont une très bonne vue — avec pitié, mais aussi avec la légère condescendance peut-être inévitable que leur inflige la croyance en leur supériorité morale, elles qui vivent non pas entre mais dans les murs, dans les trous entre les pierres, qui savent que l’envers d’un mur n’est que le même mur, et que derrière un mur il n’est jamais qu’un autre mur, — à une distance d’ailleurs souvent assez petite pour qu’elles puissent la franchir sans risque démesuré. La migration d’un mur à l’autre est le seul moment où les reines de ce temps lâchent la pierre.
Il y a longtemps qu’elles n’essaient plus de raisonner ceux qui « éprouvent les murs », ainsi qu’elles le formulent. Seuls des insultes rageuses puis un méprisant silence répondaient à leurs suggestions évidentes et circonspectes. Leur bienveillance s’est résignée à la compassion. Depuis lors c’est sans ingérence — une ingérence qu’elles se reprochent encore — qu’elles continuent d’être attentives, intensément attentives, ne serait-ce que pour se préparer aux chocs, qui font trembler dangereusement leurs toiles. Dès qu’elles distinguent, sous les paupières mi-closes, les yeux figés, au fond desquels ne luit plus qu’une étincelle d’obstination obtuse, elles voient d’avance la suite : les coups réguliers, les bosses durcies qui défigurent, les plaies sanglantes constamment rouvertes, les sillons creusés dans les joues par les larmes ; les cornes cassées l’une après l’autre, puis usées jusqu’à l’os ; les dents limées contre la pierre quand il ne leur est plus resté rien d’autre ; enfin le dernier choc, le dernier gémissement, soubresaut, frémissement ; les paupières closes une fois pour toutes ; le premier et dernier abandon, soulageant sinon salvateur. Elles se laissent glisser pour le voir de près. Toute cette viande qui n’est pas pour elles. Philosophes, elles saisissent l’occasion de raviver leur vieille controverse : savoir si ceux-là sont les plus courageux — puisqu’ils ne cessent jamais d’essayer, malgré la douleur, malgré la vanité apparente de leur acharnement — ; les plus stupides — parce qu’ils ne voient pas que tout espoir ne peut être qu’illusoire, du moins tant qu’ils n’unissent pas leurs efforts — ; ou les plus lâches — incapables d’assumer la réalité limitante, cherchant la folie et la mort dans cette unique et involontairement violente et sanglante possibilité de suicide. Elles se chamaillent. Vieux arguments ressassés ; mêmes positions inébranlées, inconciliables. Rien n’a changé ; elles savent à quoi s’en tenir ; ce n’est pas désagréable. Elles se taisent. Elles attendent. Bientôt les grosses mouches arrivent, et les toiles se mettent à vibrer de plaisir.
J’apporte des chaises, les chaises manquantes pour la réunion. Comme elles sont lourdes je prends un raccourci entre les immeubles, par le sous-sol. J’arrive à l’entrée d’un étroit passage. Je distingue un homme, ou peut-être quelques-uns, de l’autre côté, allant dans ma direction. J’hésite un instant, puis m’engouffre. Je dois me presser. Non seulement je vais manquer le début mais un ou deux camarades devront rester debout si tout le monde est là. J’entends des voix : c’est plusieurs qu’ils sont. J’étouffe un juron. Alors qu’il semble que nous devions nous heurter inéluctablement, et qui sait s’ils ne pourraient pas le prendre comme prétexte pour me frapper, ils en ont bien l’air — j’avise à gauche un renfoncement et sans réfléchir m’y jette éperdument. C’est en fait la bouche d’un couloir presque parallèle à celui que j’aurais dû suivre, dont il ne s’écarte que lentement comme s’écartent dos et fil d’une étroite lame de couteau, mais bien qu’il constitue sans doute un détour je le suis, j’ai trop peur de faire demi-tour, je sais qu’ils m’ont vu bifurquer in extremis et si je ne les entends pas c’est peut-être justement parce qu’au lieu d’avoir passé indifféremment leur chemin ils m’attendent en embuscade ou m’ont pris en chasse, sur la pointe des pieds, communiquant par gestes. Je n’ai pas lâché les chaises et je comprends que je me suis fourvoyé. Je suis déjà en retard, bientôt ce ne sera plus la peine d’arriver, tandis qu’elles m’empêchent de m’enfuir et même, par le bruit incessant que je fais en cognant leurs pieds contre les murs, attirent l’attention sur moi.
Je me résous à les abandonner, soutenu par l’idée que je vais les disposer de sorte à ralentir mes poursuivants, qui buteront sur elles dans le noir qu’ils s’abstiennent d’éclairer pour ne pas trahir leur présence et précipiter ainsi ma fuite. Mais je suis surpris de trouver bientôt une porte. J’hésite à nouveau. Et s’ils m’attendaient derrière ? Soit ils ont passé et sont loin ; soit ils me poursuivent silencieusement dans le couloir ; soit ils m’attendent subrepticement de l’autre côté de la porte ; soit ils se sont séparés pour me prendre en tenaille. Mais je n’ai pas le choix : faire demi-tour est au-dessus de mes forces, même si je n’ai pas encore entendu les chaises tomber ni de cris étouffés, je dois sortir, tant pis, je dois sortir quoi qu’il arrive.
La nuit est tombée. La rue est déserte. La chaleur m’étouffe : un orage se prépare. J’entends des pas, des rires. Je reconnais les voix de mes camarades. La réunion est finie précocement et certains rentrent par là. Qu’est-ce que je fais là ? J’ai l’air idiot. Je raconte ma mésaventure, ils sont curieux et n’ont pas peur, ils vont me raccompagner, on ne va tout de même pas abandonner les chaises, qu’on trouve d’ailleurs tout de suite, telles que je les avais disposées. Ils les portent et sans un mot pour l’incident continuent à parler. J’apprends ainsi que la réunion n’a pas pu se tenir faute de quorum ; qu’il manquait sept compagnons ; que je serais venu pour rien avec mes chaises ; qu’elles sont d’ailleurs trop lourdes et que j’aurais mieux fait de venir sans ; que j’ai dû peiner ; que ça se voit d’ailleurs, que j’ai l’air épuisé, que je suis même pâle, qu’il ne faudra plus recommencer, que ça n’en vaut pas la peine, qu’on est très bien assis par terre. Ils sonnent. On leur ouvre chez moi. Une voix de femme, ma mère ou ma sœur, je n’ai pas reconnu laquelle. Ils tiennent à monter avec moi les quatre étages, ils me font un rempart de leurs corps, si je m’évanouissais dans l’escalier je ne pourrais tomber que dans leurs bras. Je marche les yeux baissés. Le palier est éclairé. La lumière vient de chez nous par la porte ouverte. Mes amis me remettent à ma famille, me recommandent le repos. Demain il n’y paraîtra plus. Ils entrent ranger les chaises, ma sœur voudrait les retenir au contraire de moi qui les salue à peine. Je tombe dans mon lit et disparais. Je rouvre les yeux dans le couloir, la porte est ouverte, non, elle est en train de s’ouvrir, on trépigne derrière, la lumière croît, leurs sourires sont féroces et narquois, leurs mains puissantes n’ont pas besoin d’armes, j’entends jurer, tomber les chaises, pourquoi, pourquoi suis-je parti trop tard et trop chargé ? Je ne veux plus rien d’autre que du temps, immobile, étale, tout un temps immense, toute une vie pour m’en repentir. Mais il n’y a plus de temps, c’est ce qu’il me reste encore le moins, ils vont me toucher d’un instant à l’autre, et je ne peux plus espérer d’autre secours que l’inconscience.
Tous les matins, au réveil, je jette un coup d’œil aux monstres que j’ai sécrétés dans mon sommeil. Il n’en reste jamais beaucoup, tout au plus quatre ou cinq, parfois un seul. Pourtant je n’ai pas de mal à les trouver, d’ordinaire ils sont juste là, sur le lit ou autour, recroquevillés, déjà desséchés par la lumière. Je les ramasse avec précaution, pour éviter de me piquer, mais surtout parce qu’il arrive qu’un réflexe agite encore gueules ou dards. Ma fille m’apporte les siens et nous comparons nos productions. Indéniablement, ses monstres sont plus ronds et plus mous que les miens ; leurs traits sont moins marqués, leurs épines moins pointues, leurs griffes moins acérées… Il nous arrive même de nous attendrir. Autrefois j’étais plus curieux ; maintenant c’est surtout par habitude que je les examine brièvement de mon œil exercé, au cas où l’un d’eux, particulièrement original, mériterait de rejoindre ma collection — laquelle, pour être ancienne, demeure très modeste : pas plus d’un spécimen par lustre ; pour les conserver il faut les cuire, je le sais d’expérience : si l’on se contente de les ranger tels quels, il suffit d’un jour de grande humidité ambiante pour les perdre : d’abord leurs contours se font moins accusés, moins nets, et tout à coup, comme une bulle qui crève, ils se mettent à couler, à déborder les uns dans les autres, sans qu’on n’y puisse rien ; à la fin il ne reste plus qu’une masse informe, une sorte de flaque épaisse et stagnante où tous les traits, et les membres, et finalement les corps se sont fondus. Ma fille est plus attentive, qui essaye de déterminer lesquels de leurs attributs et appendices sont originels et lesquels sont hérités des monstres qu’ils ont dévorés pendant la nuit ; elle s’entraîne, argue-t-elle : elle veut devenir paléontologue ; plus que l’invraisemblance des assemblages, c’est surtout la grossièreté des sutures qui lui sert d’indice. Tout ceci ne nous prend que deux ou trois minutes, après quoi nous les jetons habituellement au compost. C’est seulement les rares matins où nous en avons et le temps et l’envie que nous les travaillons. D’abord, avec des ciseaux, nous coupons tout ce qui dépasse, pour ne pas nous blesser : épines urticantes, gueules projetées, ailes griffues, becs effilés, etc. Ensuite nous les humidifions pour les ramollir, puis nous les pétrissons, les mettons en boule, et les roulons dans le creux de nos mains jusqu’à ce que, peu à peu, ils disparaissent.
Pour les surprendre à l’œuvre, il faut se réveiller en pleine nuit. Plus il est tôt, plus ils sont nombreux. Le chaos fait rage alors. Grognements, cris, gémissements remplissent la pénombre. Ça grouille, ils courent et sautent sur le lit, je ne les vois pas encore mais je les sens à travers les couvertures. J’ai beau être habitué, savoir qu’il suffirait d’éclairer la pièce : difficile d’étouffer la peur, surtout quand je sens le dernier de ces monstres gluants et enragés suinter de ma tempe — et tirer, se tortiller comme un ver, impatient de rejoindre l’arène, même en titubant, vulnérable et téméraire. Au fil des minutes je les discerne de mieux en mieux, ombre sur ombre, jusqu’à pouvoir suivre la véritable lutte de tous contre tous à laquelle ils se livrent. Frapper, griffer, empaler, démembrer, éventrer, aspirer, dévorer, toute la nuit durant. Ce n’est pas une bataille rangée, pas de camps, tout au plus des alliances toujours brèves et qui éclatent imprévisiblement en boucheries cannibales. Jusqu’au bout ils s’entre-déchirent ainsi, irrésistiblement, et chaque vainqueur hérite tout ou partie des attributs anatomiques de ses proies successives : des yeux supplémentaires, par exemple — avec un peu de chance ils pousseront derrière une tête, mais ils peuvent aussi bien éclore dans les poplités ! —, ou un nouveau dard, des ailes atrophiées, trois nouvelles pattes sous trois anciennes, une trompe bouchée… C’est pourquoi les monstres que je ramasse le matin entre deux doigts — les vainqueurs de la nuit — sont souvent grotesquement difformes, ridiculement surchargés de gueules à nourrir et d’appendices incompatibles. Peu à peu le calme revient. Cris et grognements sont remplacés par des halètements d’obèse, grâce à la régularité desquels, bercé, je me rendors bientôt. Je sais que les nuits de ma fille sont identiques, sauf qu’elle n’a plus ou pas encore peur. Parfois même, elle joue avec eux.
On leur a construit des bancs sur la falaise, au bord du vide. Les petits vieux aiment venir s’asseoir là. Ils contemplent, au loin, la silhouette du monde, du vrai monde, auquel ils n’ont pas eu et, désormais, n’auront jamais eu accès. Ils en sont restés aux commencements. Toute leur vie, avec ses efforts et ses joies, sa progression indubitable et sa régression inexorable, bornée dans son commencement. Pourquoi ? Que leur a-t-il manqué pour le dépasser, pour entrer adultes dans le vrai monde ? Et qui sont-ils, les rares, les mythiques, ceux qui y parviennent, qui disparaissent et ne reviennent jamais ? Quelle chance, quelle audace ont-ils eues ; qu’ont-ils fait de mieux, de plus que trouver un simple bateau ? Les vieux ont beau scruter la lointaine silhouette rocheuse, ils ne perçoivent pas l’ombre d’une réponse. Seulement, de temps en temps, des éclairs, des lumières très brillantes, couleur du feu, des panaches de fumée, et, pour ceux dont l’ouïe n’est pas trop altérée, un grondement, un vrombissement à peine audible (mais qui, du fait de la distance, doit être, au lieu de son émission, d’une puissance terrifiante). Éruption volcanique, explosion, guerre ? Ils se sont résignés à ne pas savoir. Ils ne veulent même plus savoir, disent-ils, trop vieux pour espérer, pour endurer une révélation soit transcendante soit décevante. Pourtant ils continuent à venir s’asseoir là, et, dans les blancs de leur bavardage, à regarder, certes par simple habitude, mais encore souvent avec une curiosité que l’âge n’a pas tarie. Bien sûr ils voient aussi le vide à leurs pieds, mais ils l’ignorent, cet abîme-là ne les rend pas curieux. Ce ne peut être qu’un charnier, un compost géant, une forêt, dense, florissante, au fond d’un vallon avant la mer. Ils se contentent de savoir qu’un pas suffirait pour y disparaître. Ce pas, beaucoup le font quand il s’agit d’éviter la démence, la dépendance, la souffrance et les soins palliatifs à l’hospice. Il y a aussi ceux qui viennent mourir ici, sur les bancs ; ils s’y traînent, s’y allongent, ferment les yeux. On fait rouler leur corps, sans regarder ce qu’il devient. On jette un coup d’œil aux lointains. Un feu d’artifices ? Ou une bataille ? Rien à faire… Ils en sont restés aux commencements, aux préparatifs, comme des enfants. Le grand parcours, l’exploration riche en surprises et en mystères qu’on avait vantés aux écoliers qu’ils furent, ils n’en ont rien connu. Ont-ils été trompés ? C’est possible. Comme il est possible, et sans doute plus probable, qu’ils aient échoué — pris la mauvaise direction à un carrefour quelconque, laquelle s’est avérée l’impasse qui les a finalement menés ici. Je voudrais parfois les jeter tous dans le vide, dégager la falaise de leur présence importune. M’asseoir tout seul sur les bancs, tout seul observer le spectacle pyrotechnique à l’horizon, m’abîmer en lui. C’est la différence d’âge : je suis arrivé là trop jeune. (« Vieux avant l’âge », comme disait ma mère.) Je me suis pressé vainement, sans mériter d’aller plus loin. Maintenant j’attends, c’est déjà tout ce que je peux encore faire ; j’attends ce jour douloureusement lointain où je serai enfin comme eux, un petit vieux parmi les autres, au bord du vide, attendant de s’y jeter, de s’y engloutir sans un cri. Ou qu’on y jette son corps, et qu’on l’oublie aussitôt, et qu’on regarde au loin les rares lumières ou leur absence.