Le cri viral
Celui qui crie est battu, souvent à mort, par ceux qui l’entourent — lesquels n’ont que quelques secondes pour réagir avant que le cri ne s’empare d’eux. La police n’a pas le temps d’arriver ; et si par hasard elle est déjà sur place, elle opère seulement plus proprement. Tant nous avons peur de la contagion : que le cri se propage — à la vitesse du son ! —, qu’il frappe de proche en proche, de bouche à oreille chaque homme, femme et enfant, qui alors se mettent à crier eux-mêmes, le relayant, l’intensifiant ; peur que le cri devienne général, unanime ; qu’un hurlement global s’élève, d’une telle puissance qu’il ne laisse rien debout, aucun édifice humain. Toutes les avalanches en même temps. Un cri si fort qu’il provoque un tsunami mondial et réveille des volcans. Il faut l’éviter à tout prix, et c’est pourquoi ceux qui crient, les initiateurs potentiels de cette apocalypse, sont rendus muets souvent définitivement. Il faut nous surveiller les uns les autres, l’œil et l’ouïe aux aguets, car le cri peut, apparemment, frapper n’importe qui à n’importe quel moment, même en plein sommeil : on en a vu — par caméra de surveillance interposée — se réveiller en hurlant, contaminer toute une maison, tout un immeuble voire tout un quartier, qu’il a fallu bombarder.
Pour éviter ces mesures drastiques, on s’entraîne à crier sourdement. La bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, le corps tordu, les mains sur les oreilles, mais sans faire vibrer ses cordes vocales : le seul bruit audible est celui de l’air expiré. Il est vital que le cri sourd devienne un réflexe car, c’est une évidence, le cri frappe de plus en plus fréquemment, quoique toujours imprévisiblement.
Nouvelle convention sociale : si je te donne une petite claque sur l’occiput, tu dois réagir par un cri sourd. On espère ainsi rééduquer le réflexe naturel du cri sonore. C’est une convention fulguramment répandue : il n’est plus rare qu’un inconnu te claque, et tu dois l’en féliciter.
Tout le monde dit évidemment qu’il faut prendre le mal à la racine : trouver, et détruire, les causes du cri. Les soupçons sont divers, et forment d’ailleurs tout ce qu’il nous reste de partis, puisque le cri, ou la peur du cri, est devenu le grand problème du temps ; mais aucune certitude n’émerge, aucun consensus. Certains suspectent un châtiment divin ; la vengeance de Gaïa ; l’expérience cruelle d’extra-terrestres invisibles et surpuissants ; un complot mondial des sourds-muets… L’amertume de ne pas savoir, ou plutôt de savoir seulement que nul n’est à l’abri, que ni la richesse, ni la santé, ni la jeunesse ne protègent d’un cri qui semble frapper au hasard — cette amertume nous rend durs, nous tolérons de moins en moins ceux qui soupçonnent une autre cause à l’épidémie que celle qui a la faveur de nos propres soupçons.
Résumons. Nul ne sait précisément quand l’épidémie commença. On ignore d’où s’éleva le premier cri, qui fut le premier crieur. On suppose que celui-ci est déjà mort, soit tué par son cri même, soit par la conscience d’être cause du plus grand danger actuel pour l’humanité. Le cri est contagieux, mais seulement pour les humains, et le silence l’arrête. En revanche de nouveaux foyers se déclarent, aléatoires et de plus en plus fréquents, sans liaison phonique entre eux. Le cri, véritablement, semble pouvoir frapper n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, à une exception curieuse : le cri semble épargner les aveugles ; du moins, aucun aveugle n’a encore été touché. Entendre le cri donne envie de crier. « Envie » n’est pas exact. Entendre le cri provoque le cri. Ton cri me fait crier, mon cri te fait crier plus fort, etc. Rares sont ceux qui survivent au cri, et ceux-ci ont généralement été frappés alors qu’ils étaient complètement seuls, isolés des autres hommes par des kilomètres de silence. La plupart des survivants sont marqués par l’effroi ; beaucoup restent aphones ; ils ne sont plus les mêmes, ils sont peureux, amorphes, ils donnent à regretter leur survie. Ils succombent à une seconde atteinte : on ne connaît personne qui ait survécu à deux cris.
Bien sûr on questionne les très rares survivants valides : pourquoi ont-ils crié ? Ils ne savent pas. Le cri est monté en eux, de leurs entrailles, a grossi en eux, irrésistible. Si vite qu’ils ne savent pas dire si la panique ou la terreur qui souille leur entrecuisse est cause ou conséquence du cri. Ils ont eu beau serrer les dents jusqu’au sang, le cri leur a fendu les lèvres, leur a forcé la bouche, les a pliés, tordus, atterrés, ils se retrouvent en général allongés sur le dos, les yeux écarquillés, à crier vers le ciel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quelques minutes suffisent : le cœur n’y résiste pas. La violence du cri est telle que le crieur est parfois retrouvé les cordes vocales arrachées, les yeux entièrement exorbités.
Si le cri frappe au milieu d’une foule compacte, c’est l’hécatombe. Les exemples abondent : opéra, stade, université… Même si le bâtiment ne s’effondre pas, il n’est pas rare qu’il n’y ait aucun survivant, entre ceux qui succombent au cri même et ceux qui s’entre-tuent. Un cri dans un avion provoque une catastrophe inévitable, au point qu’il est désormais obligatoire de porter en vol casque anti-bruit et masque aphonisant. On a trouvé des bateaux dérivant, dont tous les passagers avaient succombé, qui au cri même, qui à la lutte contre sa contagion.
Il est trop tôt pour juger des effets de l’entraînement au cri sourd ; pour l’instant, ceux-ci semblent au mieux modestes.
Une autre technique expérimentée actuellement est le cri volontaire et solitaire. Descendre au fond d’une grotte, hurler de toutes ses forces jusqu’à l’épuisement, dans une parfaite isolation phonique. Un par un, tour à tour. Pas de contagion possible. On espère ainsi prévenir le cri. Résultats encore inconnus.
Comment cela finira-t-il ? Dans un dernier cri global ; dans un mutisme généralisé ? Ou bien cette situation angoissante est-elle notre nouvelle condition pour les siècles à venir ? Nul ne l’espère, peu admettent le croire, beaucoup le soupçonnent, et tout le monde le craint.