Journal du conteur

Les cornes cassées

Qu’il est loin déjà le temps des terres à tous ! Ni murs, ni clôtures, ni frontières. Il est révolu le temps des nomades qui redécouvraient et renommaient sans cesse les lieux de la Terre. Ici le Col du Chamois ; là, l’Antre de l’Ours, etc. À l’infini croyait-on. Non ; ça s’est même fini assez vite.

Et qu’il est encore loin, le temps des ruines ! Où l’on pourra franchir, abattre les murs abandonnés et branlants. Combien de générations après celle de ma fille ? Combien de générations, pour une Terre à redécouvrir, à ré-explorer, dont retrouver et renommer des parties rénovées par la forêt, englouties par le désert ? Combien de générations plus tard pour que des archéologues amateurs — ils ne s’appelleront sans doute pas ainsi et la pratique n’existera sûrement plus en tant que profession — découvrent émerveillés, fouillant le sol de leurs cornes juvéniles, les ruines enfouies de la mythique tour Eiffel ?

Entre-temps, c’est dans un labyrinthe étriqué bien qu’immense qu’ils doivent circuler, les cornus ; dans un dédale dont les murs ne cessent d’épaissir, de grandir en taille et grossir en nombre ; d’autant moins fait pour eux qu’ils ne connaissent qu’une manière de lutter : tout de suite, de front et à fond, et qu’une seule manière d’avancer : en fonçant, tête baissée.

La première fois qu’ils heurtent un mur, quoique prévenus, c’est tout de même le pur étonnement qui d’abord les saisit. Comment ne peuvent-ils pas aller droit devant, simplement, comme les oiseaux dans le ciel, jusqu’à l’épuisement sinon jusqu’à l’infini ? Puis viennent les larmes, d’abord de douleur, ensuite de honte et de déception. La plupart, plus ou moins lentement, parviennent à la résignation, laquelle est peut-être la principale cause de la forme qu’a prise leur société : une sorte de féodalité brutalement instituée, avec sa hiérarchie basée sur la dominance, l’allégeance et la parenté. Ceux qui ne se résignent pas, faible proportion de non-inféodés, on les reconnaît facilement, d’abord à leur solitude, puis à mesure qu’ils s’approchent, à leur tête déformée.

De leurs toiles tendues aux coins des murs, les hautes araignées les observent — certaines ont une très bonne vue — avec pitié, mais aussi avec la légère condescendance peut-être inévitable que leur inflige la croyance en leur supériorité morale, elles qui vivent non pas entre mais dans les murs, dans les trous entre les pierres, qui savent que l’envers d’un mur n’est que le même mur, et que derrière un mur il n’est jamais qu’un autre mur, — à une distance d’ailleurs souvent assez petite pour qu’elles puissent la franchir sans risque démesuré. La migration d’un mur à l’autre est le seul moment où les reines de ce temps lâchent la pierre.

Il y a longtemps qu’elles n’essaient plus de raisonner ceux qui « éprouvent les murs », ainsi qu’elles le formulent. Seuls des insultes rageuses puis un méprisant silence répondaient à leurs suggestions évidentes et circonspectes. Leur bienveillance s’est résignée à la compassion. Depuis lors c’est sans ingérence — une ingérence qu’elles se reprochent encore — qu’elles continuent d’être attentives, intensément attentives, ne serait-ce que pour se préparer aux chocs, qui font trembler dangereusement leurs toiles. Dès qu’elles distinguent, sous les paupières mi-closes, les yeux figés, au fond desquels ne luit plus qu’une étincelle d’obstination obtuse, elles voient d’avance la suite : les coups réguliers, les bosses durcies qui défigurent, les plaies sanglantes constamment rouvertes, les sillons creusés dans les joues par les larmes ; les cornes cassées l’une après l’autre, puis usées jusqu’à l’os ; les dents limées contre la pierre quand il ne leur est plus resté rien d’autre ; enfin le dernier choc, le dernier gémissement, soubresaut, frémissement ; les paupières closes une fois pour toutes ; le premier et dernier abandon, soulageant sinon salvateur. Elles se laissent glisser pour le voir de près. Toute cette viande qui n’est pas pour elles. Philosophes, elles saisissent l’occasion de raviver leur vieille controverse : savoir si ceux-là sont les plus courageux — puisqu’ils ne cessent jamais d’essayer, malgré la douleur, malgré la vanité apparente de leur acharnement — ; les plus stupides — parce qu’ils ne voient pas que tout espoir ne peut être qu’illusoire, du moins tant qu’ils n’unissent pas leurs efforts — ; ou les plus lâches — incapables d’assumer la réalité limitante, cherchant la folie et la mort dans cette unique et involontairement violente et sanglante possibilité de suicide. Elles se chamaillent. Vieux arguments ressassés ; mêmes positions inébranlées, inconciliables. Rien n’a changé ; elles savent à quoi s’en tenir ; ce n’est pas désagréable. Elles se taisent. Elles attendent. Bientôt les grosses mouches arrivent, et les toiles se mettent à vibrer de plaisir.

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