L’échec de la C. P. G.
On ignore qui retrouva le premier l’idée ancienne et obscure de la confession publique généralisée. Elle sembla renaître de l’air du temps, illusion à laquelle il n’est que trop aisé de céder. On sait en revanche quels Grands à grande gueule s’en firent l’écho, quelles belles intentions la précédèrent, quels beaux arguments la défendirent, quelles forces politiques s’en emparèrent et la promurent dans l’opinion, jusqu’à l’obtention d’un apparent et improbable consensus transpartisan. La confession suppose ou entraîne la repentance ; celle-ci suscite à son tour le pardon, du moins l’indulgence ; la reconnaisse en autrui de nos propres fautes et vices, et la certitude qu’il nous faudra les confesser de même devant tous, produisent une indulgence telle qu’un grand pardon intégral en éclate. Tous absous, tous remis à zéro ; tout oublié ; notre société refondée dans la fraternité générale.
Ceux qui osaient douter de cette vision étaient jugés d’un pessimisme rétrograde, et marginalisés ; on ne les entendait pas… J’essaierai d’avoir le triomphe modeste, moi qui faisais partie de ceux-ci, et de ne pas abuser de l’ironie.
Tout semblait prêt pour cette apothéose de la moralité. Avant même la tenue du référendum qui devait consacrer la société nouvelle, toutes les grandes salles se préparaient. Car si par « généralisée » on entendait certes « obligatoire », il était évident que le public ne saurait être systématiquement national ; seuls les Grands se confesseraient face au peuple entier ; les autres le feraient devant leurs voisins dans une salle de quartier. Puis le référendum eut lieu dans l’enthousiasme et la liesse, et le non l’emporta très nettement, le oui n’obtenant qu’un score proprement ridicule, lequel ridicule rejaillit sur les Grands, qui l’avaient très majoritairement soutenu.
Ceux-ci, outrés, hésitèrent un instant à gueuler leur mépris d’un peuple abominablement lâche ; mais le désaveu était tel qu’ils choisirent finalement d’affecter la dignité hautaine de ceux qui se soumettent à l’erreur démocratique : ils étaient trop en avance sur leur temps ; des générations meilleures viendraient ; le tribunal de l’Histoire leur rendrait justice.
Puis vint le temps de la perplexité. On examina la proposition pour expliquer ce naufrage. Il avait été arrêté que la confession aurait lieu tous les soirs pour commencer, dans un ordre aléatoire, et serait cyclique, les tours suivants de plus en plus espacés, de plus en plus brefs, de moins en moins choquants, jusqu’à ce que la confession soit devenue une routine bénigne, voisine du spectacle comique. Qu’y avait-il là d’impropre à emporter l’adhésion ?
La peur, d’abord. Peur d’être tiré au sort parmi les premiers, et de devoir se mettre à nu devant un peuple encore méfiant, moqueur, véhémentement réprobateur, violent, vengeur ; peur que l’aveu entraîne la haine, une horreur stupéfiée. Peut-être aurait-il suffi que quelques Grands, peu avant le référendum, osent donner l’exemple ; ou même seulement, le projet de loi prévoyant que les volontaires aient toujours la priorité, qu’ils annoncent leur décision de se porter volontaires pour être les premiers à se confesser après leur victoire inévitable. Certains hésitèrent sûrement ; les allusions, les promesses de révélation abondèrent ; mais finalement rien ne fut dit d’assez honteux, et la peur put régner que les premiers à être tirés au sort — un nombre peut-être dangereusement grand de premiers — ne soient sacrifiés, du moins leur ego et leur réputation, à la mise en branle de la roue sûrement grinçante du repentir, de l’indulgence et du pardon publics.
Si j’en crois ma propre opinion d’électeur, l’autre raison principale à l’échec de la C. P. G. fut la délation. Comment garantir la sincérité des confessions ? Comment être sûrs que certains n’en disent pas trop, pour se faire remarquer, ou trop peu, pour se faire admirer ? Impossible. Il faut faire confiance ; il faut compter sur les recoupements, et surtout sur la délation, promue vertu civique et rétribuée. Que les menteurs soient confondus par leurs proches mêmes, leurs connaissances et leur ennemis, ceux-ci bien sûr exposés à la réciproque et ainsi poussés au scrupule. Voilà l’utopie des concepteurs du texte proposé aux suffrages ! Qu’ils aient pu croire qu’une telle idée puisse ne pas susciter le dégoût, la honte et la peur prouve assez leur aveuglement, leur abyssale arrogance ou naïveté. Dégoût, bien sûr, pour les rancœurs sordides qui rongeraient familles et cercles d’amis ; honte d’être un menteur par omission, honte d’être un délateur, honte de se savoir trop indulgent ou de se croire vainement scrupuleux ; et peur encore, d’être injuste, d’être trahi.
Assister à des confessions véridiques sans être obligé à la réciproque : voilà ce que désire la majorité rétive dont je participe ! Offrir son indulgence sélectivement et sans contrepartie ; se jauger dans le miroir statistique des fautes du grand nombre ; et se découvrir sûrement plus ou moins grand criminel qu’on ne croyait. Seulement après beaucoup d’autres, je voudrais moi aussi gagner l’absolution publique, raisonnablement sûr enfin de la mériter si la plupart s’avèrent pires qu’ils se croient et meilleurs qu’on le suppose. Mais le doute même de pouvoir me fier à mon concitoyen et prochain, qui motive la C. P. G., m’a retenu de voter pour ; le risque était trop grand que la roue ne tourne dans l’autre sens : méfiance exacerbée, huées, lynchages, vendettas, guerre civile et mise au ban des nations… Dans le doute, je garde ma honte et mes secrets.