Journal du conteur

Ça y est, tu es vieux…

Ça y est, tu es vieux. Tu marches lentement, tu te lèves difficilement, tu ne peux plus faire l’amour, tu n’en as d’ailleurs plus envie ; tu manges peu et dors mal, tu n’as plus d’appétit d’aucune sorte. Beaucoup de douleurs dans ton corps. Les articulations font mal, grincent et claquent. Les yeux, autrefois déjà myopes et astigmates, désormais presbytes aussi. Hypertension, bientôt cataracte. Tu n’as jamais très bien entendu, et ça n’a fait qu’empirer. Plus beaucoup de cheveux, blanchis. Tu ne peux plus t’accroupir, du moins si tu veux pouvoir te relever. Tu es devenu prudent, encore plus qu’avant, car tu n’es plus ni souple ni agile. Réflexes amoindris. Que faire ? La mémoire s’en va, la pensée va moins vite.

Tu te balades encore, lentement, au bord de la mer. Il fait beau, pas trop chaud ; silence et solitude comme tu les as toujours aimés ; et tu ne fais pas d’efforts inconsidérés. Si tu courais ? Le peux-tu encore ? Tu n’essayes pas. Que t’importe ? Ton cœur, ta pensée, tes émotions elles-mêmes ne savent plus courir. Tu peux encore marcher, oui, assez longtemps. Tu as toujours beaucoup marché ; les jambes sont encore bonnes, encore du muscle, peu de varices.

Maintenant tu rentres. Tu n’es pas encore fatigué, mais tu sais qu’il reste le chemin du retour. Comme tu es raisonnable désormais ! Tu dois te ménager et tu le fais bien ; et même avec plaisir ; tu as toujours été assez complaisant vis-à-vis de toi-même. La vieillesse, la retraite te vont bien. Il t’arrive même de penser que tu les as toujours attendues, que tu as vécu pour elles, pour ce moment de la vie au-delà de la vie.

De retour chez toi, tu vas dans la chambre aux souvenirs, et tu t’assois au milieu des boîtes ouvertes, celles qui restent à archiver, à ajouter à leurs devancières sur les étagères.

Jusqu’à ta retraite, tardive, tu as laissé tes souvenirs s’amonceler au hasard. Il t’a fallu plusieurs années pour les trier, les classer, les ranger. Maintenant c’est presque fini. Tu vas pouvoir en profiter ? Certes, tu pourras enfin trouver facilement un souvenir que tu chercherais, pour suppléer ta mémoire désormais défaillante. Mais tu t’aperçois que hors de la chambre aux souvenirs, tu as rarement besoin d’elle. Il faut que tu y entres, que tu te laisses impressionner par les boîtes régulièrement agencées sur les étagères murales, pour que le désir des souvenirs t’assaille. Ce n’est encore qu’un désir vague. C’est pourquoi tu peux te permettre de prendre une boîte au hasard, sans lire les dates, les noms de lieux que tu as écrits sur son étiquette. Tu la descends, tu l’ouvres, et tu te laisses envahir par l’émotion, plus ou moins heureuse ou nostalgique : fouillant le bric-à-brac de la boîte — doux bruit des objets s’entrechoquant lorsque tu la secoues doucement pour mieux les voir — tu trouves à chaque fois des souvenirs inattendus, liés à d’autres souvenirs par des fils invisibles sur lesquels tu tires et que tu rembobines. Une lettre, une feuille séchée, une petite boîte, une image pâlie, un jouet cassé… Tu n’as plus grand-chose d’autre à faire : tu passes désormais plusieurs heures par jour dans cette pièce.

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