« Désormais, dès que nous voyons ou entendons un avion, nous pensons : largage de souffre dans la haute atmosphère ! Et sans hésiter, aussitôt, nous essayons de l’abattre. C’est ainsi que nous participons aux actuels “combats pour l’ordonnancement, l’appropriation et la distribution des espaces et des climats.” (Carl Schmitt cité par feu Bruno Latour). Mais notre but est le non-ordonnancement, la désappropriation et la mise en réserve des espaces et des climats. »
« Ce n’est pas possible, dit-il, ce n’est pas de la mauvaise volonté ni un manque d’ingéniosité, on ne peut simplement pas… c’est une limite physique. Ou plutôt, il y faudrait plus d’énergie que n’en fournit le soleil en un an ! Comment concentrerais-tu un an de soleil sur quelques hectares ? Il faut bien t’entrer dans la tête qu’il n’y a aucun moyen de franchir cette limite ; il n’y a même aucun moyen de s’en approcher suffisamment pour l’étudier. On va ralentir, faute de carburant, et s’arrêter finalement en rase campagne, comme nous avons toujours su que ça finirait. Tes récents espoirs étaient des leurres, et à cause d’eux tu as gaspillé beaucoup de carburant… Si j’y pense, j’ai envie de te frapper… alors je m’efforce de ne pas y penser. Et de ton côté, essaye de ravaler ton orgueil et de me laisser diriger, pour une fois. »
« Les choux sont mûrs ; et il faut retourner le compost ». Oui chef, pensé-je en acquiesçant. Je la regarde partir, admiratif une fois de plus, excité par le désir. Si seulement elle voulait bien penser à autre chose qu’au maraîchage ! Mais je sais bien qu’il est inutile de rêver, avec elle. Des ruines de l’Effondrement, elle n’a extrait que sa carcasse, vidée de tout ce qui ne relève pas de l’obsession de la reconstruction, de la renaissance, et, entre-temps — c’est-à-dire pour des décennies au moins, sans doute même pour toute notre vie sinon pour des siècles —, de la survie dans les ruines.
Si j’étais tombé d’aussi haut qu’elle, je ne m’en serais sans doute pas relevé. Par bonheur, j’avais toujours tendu vers le minimum, si bien que pour moi la différence entre hier et aujourd’hui est nettement moindre. Elle est même parfois positive, quand je compare la solitude qui était la mienne, reclus que j’étais dans des convictions et des pratiques marginales, au large compagnonnage enjoué, festif, dont je peux désormais jouir quand je le veux — c’est-à-dire peu souvent !
« Le rendement est faible, mais c’est mieux que rien ; de toute façon on n’a plus rien d’autre, de mieux, tout le reste a été gaspillé, dilapidé », dit-il en tournant la manivelle. « Bien sûr, on ne peut plus se permettre le même faste, mais au fond combien en pâtissent ? Et combien en jouissaient ? » Je n’ose pas lui répondre que, par ma naissance, je faisais partie des seconds, même si je les avais peu à peu reniés. Entre lui et moi, cette ancienne faille est depuis longtemps comblée, mais je l’ai trop longtemps portée en moi, je m’en suis trop longtemps servi tour à tour comme d’une excuse ou d’un abri, pour qu’une différence ne subsiste pas, une arrière-pensée, un malaise. Heureusement il n’y a rien là d’héréditaire, et je suis heureux, et soulagé, de voir mes enfants jouer déjà avec ceux de mon nouveau voisin comme s’ils avaient grandi tous ensemble.
« Ici c’était la piste d’un aérodrome » dit-il en retournant du pied des bouts de bitume. « Le soleil l’a fondue, les orages l’ont morcelée, les herbes l’ont percée ; et ça fait trois ou quatre générations qu’on la dépierre, are par are… — On dirait un des travaux d’Hercule, dis-je en souriant. Puis, sérieusement : et avec les morceaux, que faites-vous ? — Les morceaux ? On les stocke : on attend l’étranger qui saura nous apprendre à en tirer le peu d’énergie qu’ils recèlent encore… — Votre attente est terminée », dis-je, heureux comme je ne l’avais pas été depuis longtemps.