Journal du conteur

Hasard ou volonté : et voilà…

Hasard ou volonté : et voilà pour résultat une tête pure. Immobile par terre, dans les bois. Les animaux d’abord l’observent de loin, prudemment. Puis les plus curieux s’enhardissent à l’approcher, l’aborder : qu’est-elle, que fait-elle là ? Elle est une tête, ne le voient-ils pas ! Une tête seule, une pure tête. Et une tête affamée, qui lève haut les sourcils. Les loups commencent à se lécher les babines, devant cette tête sans défense, censément pleine de graisse très calorique. Mais voici les hommes qui arrivent. Ni surpris ni intrigués, mais qui révoltés, qui dégoûtés — tous pleins de mépris. Le plus hardi l’attrape par les cheveux et la jette dans la charrette, parmi le bois glané. Un peu plus loin on la bâillonne. Et à l’entrée du village, on la jette aux ordures, au compost, aux corbeaux.

C’était au temps où les têtes poussaient toutes seules dans la terre : elles avaient beau pleurer, crier, supplier, rien n’y faisait : même avant les hommes, déjà les géants, les ogres et d’autres monstres oubliés les arrachaient, ou les coupaient d’un coup de griffe comme une salade, et les dévoraient aussitôt, telle une pomme à peine cueillie.

Mais cette histoire est seulement celle que racontent, et entre eux se racontent, ceux qui s’efforcent de rentrer dans leur tête et parfois y réussissent, pour justifier, par l’autorité du mythe, une propension et une pratique qui suscitent une méfiance, une désapprobation croissantes, et même des menaces de moins en moins timides et anonymes d’interdiction voire d’ostracisme.

Il faut les voir pousser, comprimer, se concentrer, rétrécir, gélifier, liquéfier ; s’efforcer de rentrer dans leur tête comme escargot dans sa coquille. Et peut-être pour la même raison. Grosses têtes molles.

Il faut voir les familles prendre soin de ces têtes, les coiffer, les nourrir, les moucher : comme des nourrissons.

Ils ne survivent jamais longtemps, mais on ne peut pourtant pas assimiler leur pratique à la forme la plus longue, la plus lente, la plus difficile et pénible pour autrui de suicide : ils ne veulent pas mourir, ils veulent seulement rentrer. Et on ne peut pas non plus nier que lorsqu’ils y sont parvenus — ceux qui y parviennent, c’est-à-dire une minorité —, ils ont l’air heureux, enfin bien installés dans leur tête, recroquevillés, douillettement lovés dans leur tête, leurs traits expriment non la plénitude mais l’aise d’une grasse satiété, du repos repu mou et chaud.

On ne peut même pas leur imputer paresse ou oisiveté : il leur faut des mois d’effort intense pour aboutir, pour que plus rien ne dépasse.

En a-t-on déjà vu qui ressortent, qui sortent de leur propre tête ? Non. Est-ce possible ? Nul ne le sait. On suppose que ce serait encore plus difficile, encore plus long ; on répute que, même si c’est théoriquement possible, pratiquement ils n’en auraient ni le temps ni les forces. On n’a de toute façon jamais eu connaissance d’aucun d’entre eux l’essayant, ni même en ayant exprimé le désir.

Mais la menace qu’ils font peser sur l’ordre public monte et les attentats sont devenus fréquents, où l’on force la porte des maisons qui discrètement les abritent encore, où on les arrache aux soins de leurs familiers, et, non sans coups ni insultes, les jette à l’eau, au feu ou, surtout, aux ordures, où, dit-on, est leur vraie place : triste réalisation de leurs craintifs contes prémonitoires.

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