Je ne suis pas chez moi…
Je ne suis pas chez moi. Je marche pieds nus sur les tapis épais, parmi les nombreux inconnus constamment renouvelés qui passent d’un pas décidé, vont de la réception à leur chambre, de leur chambre au restaurant, du restaurant au salon, à la piscine ou aux salles de jeu ; tandis que, lent et scrutateur, je me balade dans les couloirs labyrinthiques, entre les étages aussi nombreux que les sous-sols, entre les vastes salles diverses et éloignées. J’effleure, je glisse. Constamment je m’écarte, m’efface, pour laisser passer les voyageurs pressés, les familles chargées ; si je le pouvais je rentrerais dans les murs, ne laisserais dépasser que mes yeux ; mais nul besoin : m’écrasant poliment contre la cloison du couloir, je suis tout aussi invisible que si je n’étais qu’un tableau — plus encore, peut-être. Seuls les employés me saluent, dans leur langue de travail imposée qui n’est ni leur ni ma langue maternelle et que je comprends aussi mal qu’ils la parlent ; nos conversations forcées sont donc aussi courtes que leur déférence et ma politesse le permettent, et si conventionnelles que des robots jouets pourraient les tenir à notre place.
Moi non plus je ne suis pas là pour longtemps, mais, seul et sans urgence, je peux prendre le temps d’explorer ce lieu luxueux où je me sens bien mais gêné, conscient de n’y être pas à ma place, et réticent à laisser libre cours à l’attachement que je me sens capable de lui concéder, devant le quitter bientôt, vraisemblablement pour toujours. Je n’ai envie ni de partir ni de rester ; ni de quitter ce lieu où je ne peux pourtant mener qu’une vie superficielle, ni de rentrer chez moi, où je ne suis guère plus chez moi que partout ailleurs. Je suis là dans une parenthèse des obligations familiales et professionnelles que je veux assumer, comme en vacances, et je cherche à l’étendre autant que possible. Pour ce faire il me faut surtout ne rien faire : me contenter d’être non acteur mais un pur récepteur. J’observe en curieux les mœurs d’une strate sociale à laquelle mes revenus et mes goûts ne me permettront que de jeter un coup d’œil, jusqu’à laquelle seules des circonstances exceptionnelles et indépendantes de ma volonté, quoique bénignes et triviales, m’ont permis de m’élever un instant. Un instant bien moins qu’enchanteur, mais où mes scrupules de conscience sont adoucis par le confort, le bien-être et la civilité des mœurs. Quel souvenir en garderai-je ? Un regret, sûrement, je le crains : celui de ne pas pouvoir m’autoriser une vie qui épouse si bien mon caractère, même si un jour la possibilité m’en était offerte.
Mais comment épouserait-elle ton caractère, alors que tu ne t’y sens pas à ta place ? C’est que je suis d’un caractère fuyant. Je ne me sens jamais mieux que lorsque je ne suis pas à ma place : sans les obligations, les contraintes inhérentes à la place que je me suis choisie et imposée, aussi sensées que lourdes à porter. Alors qu’ici, pieds nus sur les tapis épais effleurés, glissant, rasant les murs, j’existe à peine, inaperçu je me faufile, comme si je me cachais de ma propre vie, scrutateur j’échappe à ma propre attention, léger comme l’ombre funèbre dont, tous voyageurs, tous en transit, nous nous donnons mutuellement l’image.