Journal du conteur

La chasse aux ermites

Triste souvenir — soudain remonté de ma petite enfance — de cette époque honteuse, heureusement révolue : celle de la chasse aux ermites. Poursuivis jusqu’au fond des grottes, jusqu’en haut des arbres ; ligotés, bâillonnés, traînés jusqu’aux grand-places des capitales ; publiquement accusés d’être de faux prophètes (alors que beaucoup d’entre eux avaient fait vœu de silence !), des exemples fallacieux et corrupteurs (alors qu’ils fuyaient tout contact !) ; enfin exposés à la foule des curieux, à l’attention de laquelle on les forçait à réciter une confession forgée, litanie de péchés supposés. Ce qui leur était reproché ? Extraits d’un pamphlet d’époque (un des plus mesurés) :

« Ils ne sont en rien dégagés de la mortalité, de la corporéité. S’ils le croient, ils se trompent eux-mêmes ; s’ils le font croire, ils trompent le monde.

Comment osent-ils chercher la perfection dans la solitude ? Un être complet ne devrait-il pas englober tous les autres ? Il n’y a qu’une seule plénitude : celle du monde ! (Et encore : le monde fuit !)

À force de restriction, de retranchement, que reste-t-il d’eux ? Moins qu’une bête : un sac de peau, vide ! Un crâne vide aux orbites vides !

À quoi leur servent encore leurs membres, leurs sens ? Ils pourraient être de purs esprits, cerveaux dans une cuve, machines à sagesse !

Ils savent réfléchir, attendre et jeûner, disent-ils. Mais ils n’ont plus besoin de réfléchir, puisqu’ils ont trouvé la réponse, comme l’anémone son rocher ! Il ne leur reste donc qu’à jeûner et attendre… Attendre la mort ou l’Éveil ? Différence négligeable !

Ils se sont, ces renonçants, retranchés dans leur for intérieur ! Ils vivent comme si la mort et le mal n’existaient pas, comme s’ils étaient déjà au paradis ! Mais ils n’ont même pas appris à mourir : ils ont seulement appris à vivre comme s’ils étaient déjà morts.

Pour leur défense, qu’arguent les rares d’entre eux qui savent encore parler ? Seulement, d’une voix geignarde, ceci : “Toutes les utopies ne se valent-elles pas ? Tous les chemins n’y mènent-ils pas ?”

Défense absconse et absurde, qui ne leur épargnera pas d’être pourchassés jusqu’au dernier ! »

Je me souviens de ce jour où, jeune enfant encore mais déjà partiellement et secrètement désapprobateur, rentrant seul de l’école primaire je dus contourner la grand-place bondée, au centre de laquelle, sur une estrade de circonstance, était exposé un de ces ermites, entouré d’une foule scandant le slogan demeuré célèbre « Pas de sépulture pour les déchets humains : aux ordures ! aux ordures ! ». Je m’arrêtai un instant, dans ma rue parallèle, et j’entendis l’ermite demander le silence, étrangement l’obtenir, puis répéter en effet : « Toutes les utopies ne se valent-elles pas ? Tous les chemins n’y mènent-ils pas ? » Je ne le comprends pas mieux qu’alors, mais je l’aurais volontiers sauvé.

Seule la récente abolition de la peine de mort leur évita d’être exterminés (ce que le peuple réclamait, en substance pour entériner un fait accompli) et préserva notre conscience historique d’un génocide supplémentaire. Comble d’absurdité, comment les punîmes-nous : en les bannissant !

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