Journal du conteur

La plupart, arrivés au bout du monde…

La plupart, arrivés au bout du monde, sautent allègrement dans le vide. Beaucoup n’ont même pas besoin d’espoir. Enfant, je ne voulais pas y croire ; il a fallu que je vienne là de nombreuses fois, vérifier de visu qu’on ne m’avait pas trompé, que ça continuait encore, ainsi depuis toujours, générations englouties l’une après l’autre, pour que je finisse par me résigner, non sans amertume, à la dure évidence. Il y a des années de cela, pourtant je continue à revenir là régulièrement, comme si, en une partie muette de moi, l’incrédulité ou l’attente d’un miracle, absurdes l’une comme l’autre, ne pouvaient cesser.

Non, je n’ai pas cherché à les détourner. Qui suis-je pour une telle présomption ? Moi non plus je n’ai pas besoin d’espoir, mais je n’ai rien d’aussi grandiose à opposer aux étoiles. C’est seulement un par un que je pourrais peut-être y parvenir, mais ils arrivent en foule, ils m’auraient piétiné, ou entraîné malgré moi avec eux, avant même que j’aie pu capter l’attention d’un seul parmi eux ; et ma force de conviction, encore affaiblie par mon léger bégaiement, est infime. Nous, qui préférons sentir le sol sous nos pieds, nous contentons d’entretenir le doute des quelques-uns qui, restés en queue, hésitent et se laissent doubler ; auxquels chacun d’entre nous s’identifie pour avoir été l’un d’eux un temps, avant de faire demi-tour. Quant aux autres, à travers la poussière soulevée par leurs pas nous les regardons sombrer de loin, en fait nous les devinons seulement, avec une double tristesse : nous les perdons, et nous ne sommes pas sûrs d’avoir raison de ne pas les suivre ; tandis qu’eux nous quittent sans se retourner, sourire aux lèvres (pour ce que nous en voyons). Parce que sa force est étouffée par la distance et surtout par le martèlement de leurs pas, nous n’avons heureusement pas à lutter contre la séduction de leur chant. Ceci un temps, puis souvent dégoûtés, toujours lassés par ce spectacle, nous rentrons chez nous, cultiver notre quotidien ; jusqu’au prochain retour à l’appel duquel, irrésistiblement, nous céderons.

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