Journal du conteur

Le marcheur

Le marcheur se reposa quelques semaines dans sa famille. Il avait déjà fait plusieurs fois le tour du monde, toujours à pied. Lentement, il marchait. Même s’il s’arrêtait, quelques jours ou quelques années, en un endroit où ses pas l’avaient porté, il y vivait à pied, sans véhicule d’aucune sorte. Il s’arrêtait par lassitude, parce que l’endroit lui plaisait, ou parce qu’il n’avait pas encore décidé, n’arrivait pas à décider où il irait à partir de là.

Il n’utilisait que des cartes à très petite échelle, de sorte que les noms de sentiers, de hameaux, de bois, de mares… ne lui étaient quasiment jamais connus : les hasards seuls de l’onomastique et de la topographie décidaient de sa prochaine destination. Les grands noms, les grandes villes, il se contentait de les effleurer. Grimpé sur une colline, il observait quelque temps de loin ce qu’il restait d’une histoire longue et célèbre ou bien l’activité grouillante, exaltante, écrasante d’une fourmilière géante, puis, rassasié, rassuré, il continuait son chemin de campagne de bourgs en villages, de bocages en prairies…

Il allait ainsi de lieu-dit en lieu-dit, multipliant les détours, dédaignant la ligne droite, il avait tout son temps, du moins il le prenait. D’ailleurs les noms qu’il se fixait pour buts n’étaient que des prétextes pour contenir son errance et sa curiosité entre les bornes d’une journée, il n’hésitait pas à en changer en cours de route. Il n’avait pas encore atteint l’âge où négliger un but qu’il s’était donné ne serait plus le différer mais, de plus en plus probablement, y renoncer pour toujours.

Pendant ce repos il ne cessait pas de marcher, mais il se contentait de se balader, d’explorer, quelques heures par jour, les environs, qu’il connaissait peu bien qu’il fût né là et y eût vécu son enfance. Il avait tant vu, que tout lui rappelait autre chose ; ici, où sa nombreuse famille avait continué une banale vie sédentaire, il en était de même. Il reconnaissait ce qu’il ne connaissait pas.

À sa jeune sœur, qui voulait partir avec lui, il répondait sans hésiter par un refus : ce qu’elle cherchait, lui disait-il, c’était le dépaysement — être ailleurs que chez soi mais tourné vers le retour. Tandis que pour lui c’était complètement différent : il n’était pas parti pour rentrer, il ne les avait pas quittés pour leur revenir meilleur ou plus riche, fils et frère prodige ou prodigue. S’ils disparaissaient ou déménageaient, il n’était pas certain de revenir aux lieux de leur enfance. Ils pouvaient évidemment continuer à se balader ensemble dans les alentours, mais il repartirait seul. De toute façon elle ne pourrait pas le suivre : ils tireraient chacun dans une direction différente : lui vers l’avant, elle vers l’arrière.

D’accord ou pas, elle comprenait, n’objectait pas, se résignait peu à peu. Ce qui ne les empêchait pas de rester tard à bavarder sous les arbres, de pique-niquer en famille, de jouer aux raquettes au fond du jardin, avec une joie exubérante.

Le marcheur n’en laissait rien paraître encore, mais il allait bientôt lui falloir repartir : lui manquaient de sentir la vie monter de terre en lui, par les jambes ; les longues journées, les lentes heures chaudes sur les chemins désertés ; la communion, dans la sueur et la fatigue allègre, avec le monde, avec ce qui nous précède, dure et nous dépasse, l’évolution des membres postérieurs des vertébrés, l’histoire des doigts des mammifères, la bipédie du genre Homo, la douceur de la plante de nos pieds chaussés.

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