Journal du conteur

On vivait là quasiment coupé du monde…

On vivait là quasiment coupé du monde. L’hiver pour s’y rendre il fallait passer un col toujours enneigé ; la descente vers le fond de la vallée était encore plus dangereuse. L’été c’était une solide randonnée. Les fils électriques et une route sont pourtant arrivés jusque-là ; mais peu de temps après le village fut abandonné. Qui effleure des yeux ces ruines ne s’en étonne pas. Les titres de propriété n’avaient même pas encore été établis, si bien qu’aucun héritier ne peut rien revendiquer. Puisque personne ne veut plus y vivre, nous avons longtemps hésité : devrions-nous descendre tout nettoyer, démonter pierre à pierre les bâtisses, creuser pour ôter du sol les canalisations d’eau qui charriaient jusqu’au ruisseau les eaux souillées ? Des générations auraient dû s’y employer — et avec quelle énergie ? Ou bien nous contenter de laisser le temps faire, même s’il se compte en milliers, en centaines de milliers d’années ? Y aura-t-il encore des êtres humains, alors, pour profiter de loin d’une forêt rénovée ? Et entre temps abandonner l’endroit, l’ignorer, l’oublier, l’interdire par la puissance du symbole ? À force d’hésiter il était trop tard : la route était défoncée par le gel, les bâtiments déjà à moitié enterrés dans une chape d’humus, recouverts de lierre et de toiles d’araignées. Nous nous sommes donc résignés, avec soulagement, à la seconde alternative ; nous avons seulement condamné la route, abattu les poteaux qui soutenaient les fils électriques, détruit, derrière notre dernier retour, les quelques petits ponts enjambant les ruisseaux que l’été enfle. Nous espérons que le vent, à force de disperser les tuiles, que la grêle, à force de percer les toits, les feront bientôt s’effondrer, atterrant flèches et clocher de sorte que plus rien ne dépasse le sommet des arbres. Déjà, des crêtes alentour, où nous aimons venir, nous distinguons à peine l’emplacement du village au fond de la vallée. Nous pouvons encore suivre des yeux le début de la route ; rapidement on ne la voit plus, mais la moindre densité végétale sur son parcours la laisse encore deviner. Ça ne durera pas. Nous n’éprouvons pas la tentation d’aller vérifier que l’endroit devient peu à peu tel que nous le rêvons : la plus inextricable des jungles encaissées, où l’homme ne saurait ni s’établir, ni même seulement passer. Contempler de loin cette forêt sauvage sinon primaire, constater que de tels lieux existent encore, où, sauf les ruines, notre absence est totale, nous permet de vivre allégés là où dominent les nécessaires artefacts.

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