Journal du conteur

Quand j’étais garde forestier…

Quand j’étais garde forestier — me raconta une fois ce lointain parent dont j’ai oublié le nom — je passais plus de temps à ramasser des champignons qu’à garder quoi que ce soit. Les hommes n’y venaient ni si souvent ni si nombreux que maintenant, les routes s’arrêtaient assez loin de l’orée pour décourager les paresseux, et quand on a découragé les paresseux, il ne reste plus grand-monde. Pour le reste la forêt se gardait toute seule, comme un enfant sage et raisonnable. Elle n’avait besoin de nous, les gardes forestiers, qu’en de rares occasions. Mais alors, c’était un besoin urgent et impérieux ; et c’était ce besoin, rare mais toujours urgent, impérieux et imprévisible qui forçait les autorités à maintenir — certes à peu de frais, le salaire de garde forestier n’ayant rien de propice à attirer ceux qui ne sont pas déjà des forestiers dans l’âme — une garnison, une petite troupe, logée dans une baraque en bois ornée d’une grande cheminée de chaque côté de laquelle se dressaient les râteliers à fusils. Ces fusils, nous chassions avec, nous les astiquions, bien qu’ils fussent des armes à la valeur quelconque, nous en prenions soin. Mais pas une seule fois je n’en ai utilisé un contre des hommes. Deux ou trois fois, j’ai tiré en l’air, et ç’a suffi. Dans la forêt, où le moindre bruit alerte, un coup de feu tiré en l’air retentit comme un coup de tonnerre et seuls les hommes les plus endurcis ou les plus désespérés peuvent y résister. Mais les désespérés qui viennent dans la forêt ne se retrouvent qu’au fond des ravins, à l’état de cadavre ; et les endurcis entendent les gardes forestiers de loin. J’aimais cette vie, je l’avais choisie. Puis, lors d’un séjour de vacances chez mes parents déjà vieux, je suis tombé éperdument amoureux de la cousine de la fille de notre voisine depuis toujours. Fébrilement, ridiculement amoureux ; j’avais déjà passé la quarantaine. Et c’en fut fait de ma tranquillité. Je luttai quelques semaines contre mon cœur, puis un soir, n’y tenant plus, je réveillai mon chef pour lui dire adieu. Je laissai mon fusil, qui ne m’avait jamais appartenu même si personne ne l’aurait utilisé sans ma permission, mon trousseau de clés et mon insigne et partis aussitôt, malgré le crépuscule déjà dense. Je marchai toute la nuit au clair de lune, comme un forcené, et au matin, rasséréné mais toujours décidé, je me présentai chez notre voisine. Quelle ne fut pas sa surprise quand je déballai mon histoire ! Elle me traita d’imbécile mais me donna quand même l’adresse de sa lointaine nièce. J’abrège : je la trouvai, la séduisis, pris un travail de marchand de châtaignes (je n’avais pas vécu vingt ans dans la forêt sans apprendre à reconnaître au premier coup d’œil une bonne châtaigne d’une vermoulue), l’épousai, lui fit huit enfants à la suite. Elle est morte l’année dernière, après m’avoir rendu heureux, mais d’une sorte de bonheur enragé, frénétique, épuisant. Maintenant les enfants sont partis et n’ont plus besoin de moi. J’ai ma petite pension. Et je vais retourner à la forêt. Il y a deux ou trois gardes forestiers de mon temps qui travaillent encore. Ils me laisseront construire une cabane au fond d’un vallon. Peut-être même que le vieux fusil est encore là, intouché depuis toutes ces années, ma poigne incrustée dans sa crosse, et qu’ils me l’offriront, au cas où. J’y attendrai tranquillement la mort, un peu moins tranquillement les visites de mes enfants avec leurs familles et leurs propres enfants.

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