Journal du conteur

Ses parents morts et son deuil fait…

Ses parents morts et son deuil fait, ses enfants autonomes et bien en voie, il déclare terminée sa vie mondaine : il va partir dans la forêt chercher, ou simplement attendre, un Éveil dont il a senti croître en lui l’approche et qui, suggère-t-il, est à sa portée, pourvu qu’il se dispose, par une certaine disponibilité intérieure dont solitude et recueillement sont une condition, à le saisir, à le recevoir, à en être touché, frappé comme par un éclair. Il n’est évidemment pas le premier ni le dernier à nous quitter à cette fin ; mais dans notre famille pourtant nombreuse, c’est la première fois depuis plusieurs générations qu’un tel événement survient. Aucun souvenir direct ne nous relie aux précédents départs, et la mémoire familiale ne nous en a transmis aucun récit détaillé, rien de plus mémorable que la conclusion habituelle : « Il n’est jamais revenu et on ne l’a jamais revu. » C’est ce qui explique la perplexité, la crainte et le regret que nous, jeunes membres de sa famille et de sa belle-famille, partageons. Cependant pour la plupart nous admirons son choix, et même pour certains l’envions. Tous nous l’aiderions d’ailleurs volontiers, mais les seuls préparatifs qu’il avait à mener — ordonner ses affaires et distribuer consensuellement ses biens — ont pris très peu de temps, et il n’a plus rien d’autre à faire que ses adieux. Il va de maisonnée en maisonnée, et nous, qui recherchons sa présence, le devançons, l’annonçons… Il se prête volontiers à notre attention nouvelle. Lui qui n’a jamais eu la parole facile, nous l’écoutons maintenant avec déférence, mais il n’a rien à révéler. Ses réponses à nos questions, les conseils qu’il donne sont banals, évidents, même si nous échouons la plupart du temps à les appliquer dans notre vie quotidienne. De plus en plus nous le sentons lointain, déjà distant, déjà là-bas dans la forêt profonde, comme si le large sourire, parfois doucement ironique, dont il ne se départ pas était en fait un masque.

Les premiers jours suivant son départ nous imaginons entre nous, à haute voix, ce qu’il peut être en train de faire, ce qu’il devient, ce qui lui advient : il s’enfonce dans la forêt, pour s’isoler, y compris de nos glanages, de nos chasses, de nos vendettas, de nos fugues ; il marche encore, il cherche encore un endroit propice ; il a trouvé : il s’installe et s’assoit sur la berge d’un fleuve, sous une voûte végétale, très loin ; il demeure immobile des semaines assis, arrosé par la pluie, les yeux fermés, sans manger ; il doit lutter contre la peur que suscitent en lui les insectes qui grimpent sur son dos, entrent dans ses oreilles et ses narines, qu’il sent vouloir le dévorer de l’intérieur peu à peu ; lutter, aussi, contre le dégoût que lui inspirent les oiseaux qui se perchent sur sa tête, défèquent sur ses épaules, nichent dans ses cheveux ; enfin, il s’est vaincu, et, lotus immobile bercé par le flot, accordé au murmure du flot, passivement il attend… Nous nous lassons vite de l’imaginer ainsi. Quand, de loin en loin, nous repensons à lui, nous nous demandons mutuellement : « Crois-tu qu’il a trouvé, maintenant, qu’il a été touché ? » La plupart d’entre nous sont dubitatifs. Nous craignons de le retrouver, mort, dans un fossé, dans le creux d’un arbre, avec, sur ce qu’il reste de ses traits à peine reconnaissables, un rictus qui, aussi infime soit-il, trahit pourtant une imparfaite impassibilité, rédhibitoire. Mais nous ne le cherchons pas.

C’est par hasard, plusieurs années plus tard au cours d’une expédition entomologique, que l’un de nous le retrouve : il est devenu un arbre. On le reconnaît au bout de tissu profondément incarné dans un pli du tronc noueux. Un petit arbre, un arbuste : d’abord nous croyons qu’il est seulement jeune, en croissance. Mais il nous faut, au bout de plusieurs années de pèlerinage estival, nous rendre à l’évidence : il ne grandit quasiment pas. Il ressemble à un bonsaï. Et il a une autre particularité : ses racines, telles qu’on les devine, partiellement dénudées du côté du fleuve, sont minuscules, à peine enfoncées, comme s’il employait toute la volonté qui lui reste à s’enraciner un minimum ; il s’accommode, nous disons-nous, d’infimes radicelles effleurant la terre meuble de la berge, et s’il n’est pas resté une pousse, c’est qu’il cherche tout de même la longévité, supposons-nous : l’extrême longévité de l’arbre dans la taille d’une herbe. Au contraire de ses racines, ses branches sont nombreuses, tortueuses, comparativement immenses, et sa frondaison d’une extrême densité ; comme s’il voulait, léger et à peine enfoncé, être arraché par le vent, être emporté, comme s’il voulait voler avec ses feuilles pour ailes… Ce splendide réseau arachnéen de sa frondaison nous suggère que ses vraies racines ne sont pas dans la terre mais dans l’air.

À le voir ainsi stagner, petit et fragile, nous le croyons infirme, impuissant. Quelle n’est pas notre surprise de constater, encore quelques étés plus tard, qu’il a fleuri. Et quelle floraison ! Ses fines branches croulent et disparaissent sous les fleurs ; surtout, son parfum, apaisant sans être enivrant, embaume toute la forêt à la ronde, attire une foule d’insectes et d’oiseaux. Admiratifs, nous sommes brièvement tentés de l’enclore, pour le protéger, le sacrer ; mais nous nous convainquons facilement de n’en rien faire, de laisser une crue, une tempête arracher ce minimum de racines dont sa sagesse végétative se contente. Qu’il disparaisse finalement, jeté dans l’eau enflée dont le courant l’emportera ; qu’il participe indistinctement, comme le moindre pétale, au cycle de la régénération biotique : nous croyons qu’il n’aurait pas souhaité autre chose.

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