Journal du conteur

Une fois pour toutes

Tout jeune encore, il avait voulu se libérer une fois pour toutes de tous les désirs secondaires, accessoires. Une fois pour toutes, flamber la richesse ; une fois pour toutes, souffrir les affres de la passion voluptueuse… Une fois pour toutes, épuiser tour à tour les quelques grandes tentations du siècle, puis, ses préparatifs terminés, ses désirs et sa curiosité satisfaits, enfin libre, devant lui un couloir de temps de vie vide de tout sauf de son obsession jusqu’alors retenue, alors s’y vouer : alors se consacrer exclusivement à l’accomplissement de son ambition d’exceller dans un domaine et un seul.

Dans les contes, le jeune ambitieux, aidé par un merle et conseillé par un loup, à force d’errer dans la forêt finit par trouver le grand château de la vie. Le pont-levis est baissé ; il entre sans peur. À l’intérieur, aucune porte n’est verrouillée. Dans chaque serrure, une clé. Mais il sait déjà ce qu’il cherche : la plus petite des chambres confortables, une sous-pente qu’il avait repérée du dehors, en faisant le tour des douves et des murs, en observant les fenêtres ; une chambrette coincée entre la roche et la pierre, donnant sur le vide. Il explore le château à sa recherche, incurieux des autres portes. Et pour ne pas craindre un jour la tentation, il verrouille chacune des portes qu’il croise et en jette la clé par les fenêtres dans les douves. Quand il trouve la chambre qu’il cherchait, il s’y installe aussitôt, ravi. Mais au bout de seulement quelques semaines là, assailli chaque nuit par des fantômes — chuchotements, frôlements, grincements —, il commence à penser aux portes, aux autres portes, qu’il a toutes verrouillées et dont il a jeté les clés. Qu’y avait-il derrière ? Il croit résister longtemps, mais en fait de concentration, sa veille s’épuise à imaginer les vies qu’elles promettaient. Jusqu’au jour où brusquement il sort de sa chambre, commence à errer par les couloirs silencieux. Devant la première porte qu’il rencontre, il sort sa dernière clé, celle de sa propre chambre, et l’essaye dans la serrure. Et la porte s’ouvre, sur une vaste plaine déserte où le vent chaud couche les épis. Il continue ; quelques minutes lui suffisent pour se convaincre que la clé de sa chambre est un passe qui ouvre toutes les portes du château, du grand château de la vie.

Mais tu n’es plus jeune, les années ont fui en vain ; tu n’as pas accompli ton ambition, et tu ne le regrettes plus. Il s’est passé ceci qu’à peine avais-tu fortifié ton quotidien solitaire autour de ce que tu jugeais l’essentiel, tu t’es mis, insidieusement d’abord, puis de plus en plus consciemment sinon décidément, à rechercher la diversion, la distraction, et même le futile. Tu as lutté contre toi-même, jusqu’à l’effondrement de toute illusion… Et tu as dû renoncer, faire demi-tour, revenir, la queue entre les jambes, paupières baissées sur une honte amère. On ne s’est pas privé de te moquer, de t’humilier. Tu l’avais provoqué, par ton arrogance laconique d’autrefois. Mais tu as assumé ton échec ; tu as reconnu tes erreurs une par une. Tu étais bien sûr négligeable, raison pour laquelle, passé une période de quarantaine sociale, on t’a qui réintégré qui définitivement repoussé, sans y accorder grande attention. Ta place dans le monde et dans le jeu social, cette place donnée d’emblée par hasard mais que tu avais abandonnée, tu as dû te la refaire, lentement et discrètement, te la creuser à tous petits coups. Et il s’est avéré que cette voie-là, que cette quête-là, te convenaient mieux que l’accomplissement exclusif d’une ambition dévoreuse et séparante. Peu à peu, tu as retrouvé ce que tu avais cru perdu avec ton enfance et ta prime jeunesse : l’abandon, la joie instantanée, l’aussitôt, le fugace, en légèreté. Et tu continues ; un certain renoncement grandit en toi. Quand il sera mûr, tu pourras en finir avec ta radicalité même : une fois pour toutes, en finir avec l’une fois pour toutes : demeurer décidément, puis intuitivement, dans le règne de l’occasion, une fois à la fois.

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