Journal du conteur

La vie dans les arbres

Il y a déjà plusieurs générations que nous sommes retournés vivre dans les arbres. Pourquoi, nous l’avons oublié ; était-ce fuite, appel, opportunité, retour nostalgique, nécessité ? Quoi qu’il en soit, à force de vivre dans les arbres comme nos lointains ancêtres primates, nous avons perdu le contact avec le sol et l’habitude du sol. Désormais il nous fait peur. Pourtant il nous est indispensable d’y redescendre, au moins pour honorer nos morts. Nous déroulons alors les longues échelles de corde que nous tenons d’ordinaire précautionneusement relevées, même s’il semble que les seuls autres animaux capables de les emprunter puissent se passer d’elles pour grimper. Il ne subsiste heureusement plus guère de ceux-ci dans notre forêt : nous les avons chassés par notre prédation massive des fruits, noix, insectes et petits vertébrés qu’on trouve dans la canopée ; ils ont fui notre présence agressive et tapageuse. En effet, ici dans les plus grands arbres, à l’abri de la canopée merveilleuse et ondulante, nous passons les heures fraîches à nous chamailler bruyamment pour la nourriture et les meilleures branches, et les heures chaudes à chanter, chacun pour soi, à l’ombre des feuillages. Mais dès que nous déroulons les échelles de corde, la peur et la prudence nous font faire silence. Nous tremblons quand nous traversons la couche nuageuse, car nous savons que nous quittons notre territoire, la canopée des plus hautes cimes, îles dans l’océan de vapeur qui masque le sol de la forêt. Ce sol ténébreux, nous nous y déplaçons sur la pointe des pieds, sur le qui-vive, scrutant buissons et sous-bois dans la crainte continuelle d’une attaque imminente et fatale — mais qui nous attaquerait ? Des congénères restés peut-être vivre au sol ; ou d’une autre forêt ; ou d’autres animaux, tour à tour ou coalisés contre ces intrus extravagants, ces proies alléchantes et faciles ? Nous ne le savons pas car notre histoire orale ne consigne nulle attaque : l’ennemi est d’autant plus effrayant qu’il est encore inconnu, tapi, attendant l’instant de faiblesse et d’inattention que nous ne lui avons encore jamais accordé. Dans le silence des feuilles froissées, des branches cassées, nous portons le corps aux membres pendants du défunt juste assez loin pour qu’odeur et miasmes ne nous atteignent pas. Nous l’abandonnons sous un arbre où son âme s’incarnera peut-être et rentrons aussi vite que la prudence et la panique le permettent. C’est ainsi que nous honorons nos morts. Arrivés au pied de nos grands arbres, notre impatience est à son comble : comme nous nous pressons trop, nous maltraitons les échelles, qui, peu à peu, se cassent l’une après l’autre. Bien sûr nous sommes de trop gros animaux pour vivre tout là-haut. Certes, notre stature et notre poids moyens ont diminué, car les grands et gros chutent plus souvent mortellement avant d’avoir procréé ; mais c’est loin d’être suffisant. C’est pourquoi, même si notre tapage nous fait sembler nombreux, nous ne sommes guère plus qu’une petite bande, une tribu décroissante en nombre, à la consanguinité dangereuse, et probablement vouée à une extinction prochaine. Car qui parmi nous renoncerait à la canopée pour retourner vivre au sol, quand chacun ne rêve que de s’élever jusqu’à la cime des arbres, ayant laissé au plus loin la terre, tout là-bas, invisible, inaudible, comme si elle n’existait plus — dangereuse illusion ! — ; ayant laissé aussi la jungle des lianes et des corps ; parvenu au sommet, dans la rareté des dernières feuilles, au bord du ciel, presque en plein ciel : oui, s’élever pour vivre au plus près du ciel, sur la plus haute branche, unique privilège de l’éminence hiérarchique conquise et reconnue… non, nul parmi nous, malgré la perte de ces commodités historiques qui ne sont plus que des mythes — la médecine, l’écriture, le métal… — nul n’oserait quitter la canopée, cette vie aérienne, pour la lourdeur, la touffeur, la pénombre, la peur, les rampants, les serpents… De toute façon, qui sait encore fabriquer ces échelles de corde qui nous demeurent indispensables pour descendre et remonter ? Bientôt nous nous contenterons de laisser tomber nos morts, espérant que l’odeur ne nous atteigne pas, tant nous sommes loin du sol. C’est ainsi, lâchant prise, que les derniers membres de notre utopie trompeuse disparaîtront de ces hauteurs, rendues pour un instant au silence azuré. Fini, les douches de pluie, la caresse du vent odoriférant, le bercement des branches, la contemplation des oiseaux planant, des étoiles brillant… Adieu. Ce paradis n’était pas pour nous.

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