Journal du conteur

Griffes

Aussi loin que je me souvienne, ou croie me souvenir, je me vois les épier, les admirer, les envier. Je m’approchais d’eux, je les suivais autant que je le pouvais. Parfois, bruyamment souverains dans les bois figés, ils passaient à côté de moi, sans soupçonner ma présence immobile, muette, avidement scrutatrice. Je voulais déjà, j’avais toujours voulu vivre avec eux, leur ressembler. Je les imitais. On croyait chez moi que c’était pour jouer. Mais le jeu durait, de plus en plus prenant, sérieux. Il ne s’arrêtait plus, débordait de l’enfance et du loisir dans la maturité et ses responsabilités cynégétiques. Je ne jouais plus. Je n’avais jamais joué : je me préparais. Je m’exerçais à ne plus avoir peur du feu, à rechercher sa chaleur, à trouver beaux la danse des flammes et l’essor crépitant des étincelles. Je m’enhardissais, leur volais quelques menus outils, trésors sacrés. L’écart croissait entre moi et mes congénères, était insurmontable, devenait dangereux. J’avais honte de leur ressembler. Si l’on m’avait jamais aimé, on ne m’aimait plus. On se méfiait de moi. J’étais solitaire ; on m’isola. J’avais renié mon sang et mon éducation : je trahirais ma terre. Je suis parti, sans retour, avant d’être ou banni, ou tué.

Je me suis fait découvrir, recueillir. J’avais rogné mes griffes, rasé mes poils, limé mes crocs. Suis-je devenu pour autant doux comme un agneau ? Je ne sais pas, je ne crois pas, pas encore. La docilité, la soumission, la dépendance du chien me guettent-elles ? Ou au contraire, désormais que je n’aurai plus à vivre isolé, puis-je espérer des relations sociales et personnelles riches, d’égal à égal ? C’est prématuré. Mes griffes repoussent et ma vue rebute. La capacité légale m’est refusée. Ne suis-je donc pas prêt ? Ai-je besoin d’une période de transition — d’au moins quelques siècles ? Qu’on s’habitue à ne plus s’effrayer de mes poils et de mes griffes, à ne plus mépriser leur absence périodique ; que je m’habitue à non plus mordre mais flairer, lécher, baiser, serrer la main qui se tend ? Non pas celle qui me flatte, ni celle qui me dresse, mais celle qui tire et me redresse. Reste une profonde sensibilité aux odeurs qui rend dangereusement sensuelles mes rencontres avec les femelles. Les mâles me craignent ; les dominants me défient ; nous nous battons ; je n’ai rien gagné à remplacer mes griffes par un couteau.

400