Journal du conteur

La corde à nœuds

La corde à nœuds ?… C’est la même depuis toujours, dirait-on. Évidemment non : on la refait de temps en temps, quand c’est nécessaire, c’est-à-dire rarement. Celle-ci est plus ancienne que le plus vieux d’entre nous. Ses brins en ont connu des mains ! Regardez-les : ils sont soudés par la sueur séchée qui les a aussi rendus durs comme bois. Elle n’est plus guère souple, en conséquence, mais ça ne nous gêne pas, car nous l’utilisons tendue. Chacun derrière l’autre, chacun à son nœud, tirant la corde et son successeur, tous ordonnés par force. C’est ainsi que nous avançons dans la jungle, c’est ainsi que les exploits qui vous ont attiré ici ont été accomplis. Bien sûr que tout le monde veut être devant ! Certains ne le seront jamais, mais personne ne le sera toujours. Les jeunes gens gagnent des rangs — des nœuds —, les vieilles gens rétrogradent : c’est la dure fatalité du vivant ! Imaginons que tu ne sois plus à ta juste place : ton successeur, qui tire donc plus fort que toi, va gagner sur toi ; entre vous la corde va se détendre ; tu ne vas pas te laisser faire, tu vas redoubler d’efforts, bien sûr ; mais si malgré tout tu ne parviens pas à tendre à nouveau la corde et donc à rétablir entre vous deux la distance normale — qui est aussi la distance maximale : une stature moyenne d’homme environ — alors tu as déjà perdu, ton successeur te colle, tu sens son souffle chaud sur ta nuque et sa sueur dans tes narines, dans un dernier effort il s’arrache et attrape ton nœud et te fait lâcher prise, mais le plus souvent tu as déjà lâché prise, tu lui laisses ta place et tu prends la sienne, volontairement, sachant qu’il est de l’intérêt de tous que les meilleurs tireurs soient devant.

Au bivouac bien sûr tous se mêlent, mais la nuit chacun dort le long de la corde, à son nœud, de manière qu’au réveil on n’ait qu’à saisir celle-ci pour continuer, ainsi nous profitons au mieux des forces neuves du matin.

Puis il y a les pauses, qui peuvent durer des mois, les préparatifs de la prochaine expédition, les réparations de la corde à la suite de la précédente expédition. Ou, plus intéressant, en pleine expédition ! J’ai connu ça une fois. Corde cassée ! Accident rarissime : il a fallu nouer les deux bouts avec les moyens du bord, malgré la dureté des brins. Et ça a fait un nœud en plus, c’est-à-dire un nœud en trop, ce qui nous a perturbés, d’autant qu’il était trop proche de ceux qui le flanquaient, pourtant il attirait irrésistiblement le tireur qui le voyait, vide, à portée de main… mais qui se retrouvait vite si comprimé entre son devancier et son successeur que, s’il ne pouvait dépasser le premier, il voulait, chose inouïe, reculer ! Mais derrière personne ne comprenait cela, tous étaient contents d’avoir gagné un nœud sans effort, ce qui d’habitude n’advient qu’à la mort de l’un d’entre nous, et alors reculer serait insensé, puisque ça laisserait un nœud vide, ce qui nous semble… impardonnable, en plus d’être ridicule. Donc cette fois-là il fallait reculer dans le rang, mais personne ne voulait… alors celui qui est comprimé lâche le nœud, attend qu’arrive à sa hauteur la queue, et saisit le nœud libre, qui se trouve bien sûr être le tout dernier, puisque entre-temps on n’a évidemment pas résisté à saisir le nœud libéré, entraînant l’avancée de toute la cordée… Et cette boucle, nous l’avons répétée tout le temps que dura l’expédition, laquelle, il faut le dire, ne fut pas un succès.

Voilà, c’est ainsi que ça se passe. D’ordinaire ça fonctionne remarquablement bien, ce qu’atteste d’ailleurs le fait que notre renommée soit parvenue jusqu’à vous. Moi ? Vous devinez mon âge ! Je rétrograde peu à peu au fil des ans. Mais… « Tant que je recule, je tire encore ! » comme on dit. Non, je n’ai jamais été tête de cordée, ni parmi les premiers tireurs. Mais j’étais à ma place, c’est le principe même de la corde qui l’implique — et je le suis encore. Si j’avais pu faire mieux je l’aurais fait, et ceux qui me suivaient aussi. De la sorte, vous comprenez bien qu’on ne puisse pas aller plus vite. Votre vie, celle dont vous nous vantez les bienfaits, nous la connaissons aussi, où tous se mêlent au hasard, sans rang ni ordre, où donc la trajectoire collective, privée de but, n’est que la moyenne des errances individuelles — mais nous la connaissons entre les expéditions ferventes qui nous définissent. Bien sûr que nous aimons ces pauses, parfois longues d’ailleurs, bien sûr que nous apprécions le repos, le foyer, la musique, la fête, le bavardage sous les grands arbres… Mais ces joies-là, simples, je crois moi que nous les savourons plus que vous, parce que, à la corde — chacun à sa juste place et au maximum de ses capacités, qui s’additionnent —, nous les avons méritées ! Et nous le savons tous et chacun sait qu’il a mérité sa part, jamais trop petite. Pas de tricherie à la corde, personne ne cède sa place, nul ne renonce à doubler, il n’y a rien qui puisse acheter un nœud car il n’y a rien de plus honorable qu’un nœud de tête. Mais il n’y a aucun déshonneur à être en queue. Le seul déshonneur, c’est de lâcher la corde. Et ceux qui s’en rendent coupables s’enfuient et ne reviennent jamais, de honte ou de peur. Oui je me doutais bien que c’est par leur intermédiaire que vous aviez entendu parler de nous… En termes peu flatteurs, évidemment. Vous êtes notre invité : vous jugerez vous-même. Je me fais fort de vous obtenir l’honneur, rarissime pour un étranger, de participer à la prochaine cordée, qui part justement dans trois jours. Ainsi vous nous jugerez. Et vous vous jugerez aussi. Vous verrez ce que vous valez !

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