Journal du conteur

Les toutous

Le roi a fait enfermer leurs jambes dans un carcan de fer qui impose un quasi angle droit, fixe, entre la cuisse et le mollet. De la sorte, ils n’ont d’autre choix que de se déplacer à genoux. Et cela ne les empêche pas de se prosterner jusqu’à terre (les pieds en l’air), de baiser ses pieds, de lécher les traces de ses pas. Au début, je fus horrifié par ce traitement. Mais peu à peu je révisai mon opinion. D’abord, j’appris que l’état servile où ces hommes se trouvent n’est pas un châtiment mais un honneur. Ils l’ont voulu, s’y sont préparés, ont tâché de le mériter. Peu y parviennent, et ceux-ci peuvent se glorifier d’en faire partie. (Je n’ai pas osé demander ce qu’il advient de ceux qui échouent.) Ensuite, ils n’ont pas l’air malheureux. On les traite comme de braves chiens de compagnie, et ils semblent l’apprécier. Certes, on leur jette leur nourriture à même le sol, mais elle est de qualité, viande fraîche et tendre, fruits mûrs, pain cuit du jour… N’était leur carcan, même chez nous on les considérerait choyés, c’est-à-dire traités certes comme des inférieurs, mais comme des inférieurs appréciés — à peu près comme des enfants. Et des enfants, par surcroît, qui non seulement pourraient, mais seraient même encouragés à faire ce qu’ils veulent le plus faire, en l’occurrence vénérer leur maître à l’égal d’un dieu, l’adorer à genoux, lui manifester par une dévotion de chaque instant sa grandeur incommensurable et leur dépendance volontaire et totale.

Sortant et me baladant par les ruelles de la capitale, je découvris que le peuple, qui manifestement aimait et admirait son roi, les aimaient aussi, eux, ses enfants serviles mais choyés, que le roi ne sortait jamais sans exhiber lavés, coiffés, parfumés, splendidement vêtus… Comment n’aurait-il pas, ce peuple, aimé tendrement ce mélange d’humilité et de faste, de servilité et de luxe, d’absolue dépendance et de bonheur évident ? Je les comprenais, tous, et c’est ainsi que petit à petit je révisai mon opinion. Même le roi, je le comprenais, du moins tel que j’imaginais son psychisme. Quel mal y a-t-il à subjuguer ? Le royaume n’était-il pas prospère ? Il s’assurait des fidèles, des alliés volontairement et viscéralement attachés, plus qu’à leur propre vie, à sa personne sacralisée. Du moins est-ce là une raisonnable conjecture puisque, si j’eus l’honneur d’être invité plusieurs fois aux réceptions qu’il donne régulièrement, je n’eus jamais la chance de m’entretenir avec lui. Je lui fus présenté ; je rougis, balbutiai un compliment… Mais ses toutous, comme le peuple les appelle sans nulle malice, avec affection au contraire, et du ton dont nous parlerions d’un chiot adorable, ses toutous s’occupèrent de moi avec plus que de la courtoisie. Je fus choyé comme je ne l’avais jamais été, et passai en leur compagnie des heures que je n’oublierai jamais. Je les appréciais de plus en plus… Je commençais même à les admirer… Jusqu’au jour où je me surpris à les envier, et même à m’imaginer les imiter, les rejoindre… Alors je pris peur, fis mes bagages aussitôt et partis le plus vite possible — on frôla l’incident diplomatique — vers la sécurité de nos frontières, entre lesquelles je retrouvai la grisaille, la lourde liberté souvent illusoire ou vaine, la médiocrité des sentiments politiques et civiques, la labilité des pouvoirs, la vénalité trompeuse, l’ignorance orgueilleuse, la bêtise agressive, la manipulation obséquieuse… bref : la démocratie moderne. Un léger dégoût m’accompagne désormais, accentué par les nostalgies qui s’obstinent, des images fulgurantes, des contrastes claquants, palais, dorures, politesse exquise de matois courtisans chamarrés, peau luisante des toutous — je leur conserve ce surnom affectueux — agenouillés, souriants, doux, dociles, aimables, exempts de toute vanité, de toute ambition personnelle, heureux d’obéir et de servir, soignant même les croûtes à leurs genoux comme une courtisane se farde… Pourtant je n’y retournerai jamais, je ne les reverrai jamais. J’ai trop peur de moi. Je préfère ici rêver de là-bas qu’irrémédiablement l’inverse.


Avec le temps je me suis renseigné. On dit que le roi n’a jamais demandé l’agenouillement. Adorer à genoux, c’est ce qu’ils avaient toujours voulu sans doute inconsciemment ; mais pas un dieu à travers sa statue, non : un être incarné, qu’ils puissent voir et toucher, qui puisse leur sourire et les flatter, les dresser, les récompenser. Un être qui les soulage de leur moi, qui prenne sur lui tous les egos et les envoie en l’air comme autant d’étincelles, feu d’artifice des egos pulvérisés par le roi, le seul à pouvoir encore dire « Je ». Voilà ce qu’ils voulaient. Ce que leur avait offert, les comblant, le premier aventurier subtil venu, le premier à tenir ferme sur ses deux jambes.

C’est d’eux-mêmes, dit-on encore, que ses premiers sujets s’agenouillèrent devant lui, pour lui, en reconnaissance de sa supériorité essentielle et inexorable et de leur soumission inconditionnelle. Il semble que l’idée même des carcans ne soit pas de lui non plus mais de ceux qui deviendraient les tout premiers toutous, voulant se prémunir contre toute tentative de gagner une indépendance fatalement illusoire. Comme il les récompense de ce dévouement ! Il suffit qu’il pose un instant sa main sur la tête soyeuse de l’un d’eux… Peu s’en faut qu’il ne défaille, celui-ci, à le voir extasié ; la moindre caresse risque de provoquer un évanouissement profond. Le peuple se moque de tant de délicatesse, mais ces moqueries mêmes sont si bonhommes qu’elles constituent plutôt un hommage et le signe d’une jalousie résignée, sans amertume, que celui de la honte ou du mépris.


Moi aussi… Étant présenté au roi, moi aussi je me suis agenouillé, bien que le protocole ne m’y obligeât point. Et le roi m’a souri — ce sourire m’a aussitôt réchauffé, embrasé, sublimé ; je me suis senti compris et protégé comme jamais je ne l’avais été. Je crois que, bien pauvrement et candidement, j’ai souri en retour, humble et heureux. Alors le roi a, un instant, posé sa main sur ma tête. Son visage était déjà tourné vers un autre, et il s’est éloigné sans plus un regard pour moi ; mais cet attouchement fugace de sa main douce et tiède, souple et ferme, lisse et sûre m’a fait trembler de plaisir — et j’ai compris ceci : que le doux bonheur qui émane des toutous n’est qu’un pâle reflet de ce qu’il émet, de ce qu’il transmet, lui, le roi. Si parfois une ombre passe sur leur visage, j’en devine aisément la cause : il a déjà un certain âge, et quelques enfants gâtés mais pas encore d’héritier…

Voilà que la nostalgie me reprend… Signe de fatigue, probablement. J’ai beau m’être convaincu que j’avais bien fait de partir — de m’enfuir — ; que je vis mieux ici, chez moi, parmi les miens ; je constate que la moindre faiblesse, la moindre lassitude s’accompagnent invariablement de la nostalgie du royaume, du roi et de ses toutous, comme si ce fantasme, ce mythe étaient toujours là, tapis, prêts à saisir la moindre occasion de se manifester, la moindre opportunité de passer outre les défenses qui habituellement les tiennent en respect sans pouvoir le moins du monde les détruire ni les chasser. Ils surgissent comme un feu d’artifice inattendu et m’éblouissent, et seul le sommeil peut leur faire regagner leurs positions subreptices.


Parfois, encore aujourd’hui, des années plus tard, je m’agenouille face à un miroir, je ferme les yeux, et je me souviens. Je pose ma main sur ma tête, et parfois je sens le lointain écho, la vieille rémanence vibratile de sa main sur ma tête, irradiant de majesté. Brève extase. Quand je rouvre les yeux, il n’est pas rare que j’aie pleuré. Je me détourne alors, je ne veux pas me voir, j’ai honte, mais de quelle faiblesse, de quelle lâcheté : celle de rester, ou celle de rêver ? Je ne cherche pas à le savoir. Je me distrais, m’occupe ; j’oublie ; — jusqu’à la prochaine fois, que j’hésite à appeler la prochaine rechute.

387

J’ai dû m’arrêter…

J’ai dû m’arrêter, autant que je m’en souvienne, plusieurs fois — trop de fois ; m’arrêter pour me tenir ferme, afin que les violents frissons de dégoût et de peur qui me secouent ne me fassent pas tomber. Quand je sors enfin du puits, au bout de la longue et pénible et toujours trop lente remontée, j’ai toujours le réflexe de me retourner, je veux voir ce que j’ai quitté, ce que j’ai laissé, voir ce qu’il y a tout au fond. Mais le puits est trop profond ; même quand le soleil brille au zénith, je ne vois que la paroi cylindrique de pierre taillée dans laquelle sont scellés les barreaux de fer de l’échelle qui s’enfonce et se perd dans un vide noir. Inutile d’y jeter une pierre en grand silence : mes vêtements, mes cheveux prouvent assez que le puits est à sec — depuis aussi longtemps que je le fréquente, ou du moins depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, c’est-à-dire quelques années ; car je ne doute pas de venir du fond du puits. J’en remonte à peine, et j’y retournerai bientôt, en sautant, du moins c’est mon impression, mais elle est fausse puisque je ressors toujours en pleine possession de mes facultés physiques et, dans une mesure moindre mais croissante au fil de ma remontée, psychiques. Sauf que j’oublie : j’oublie quand je suis descendu — seulement quelques heures plus tôt probablement, puisque j’ai à peine soif — ; j’oublie même que je suis descendu ; a fortiori j’oublie ce que j’ai vu, ce que j’ai fait au fond du puits : peut-être seulement dormir, puisque j’y puise à l’évidence une sorte de régénération. Mais dormir du plus profond sommeil sans rêve, comme un vide : le vide me rassemble, me nettoie, me déleste, me condense ; comme si je mourais dans le puits et renaissais chaque fois que j’en ressors, ou plus précisément comme si, au fil de chaque remontée, je refaisais le chemin que tout enfant parcourt jusqu’à la conscience de soi et que chacun de nous récapitule à chaque réveil en quelques secondes, pour émerger partiellement amnésique mais vigoureux, prêt à en découdre avec la vie, à soutenir le lourd quotidien, toutefois de plus en plus accablé au fil des jours, au point que la pensée du puits revient, m’attire, m’inquiète, m’obsède, jusqu’au moment où, n’y tenant plus, en fuite, en cachette, je descends m’y cacher, m’y oublier.

Mais il existe une autre possibilité : au fond du puits je suis un autre. Je mène une double vie : la mienne, ici, à la surface, avec travail, famille, amis, un chien et trois poules ; et la sienne, au fond. Existence sporadique, intense, dans le noir avec pour seule compagnie la vermine gluante et glacée ? À moins que les puits ne communiquent entre eux — par des couloirs laissant passer des corps rampants, ou du moins, s’ils sont trop étroits, des rats et des voix ? Vie de fantôme, vie d’attente aux aguets, de bruits scrutés ; vie d’histoires échangées de puits à puits avec ceux qui, rarement, sont là en même temps que moi ; vie d’aveux abyssaux consentis dans la ténèbre anonyme, chacun se libérant de ses désirs les plus honteux, les plus malsains, se sachant écouté par des êtres dans le même état que lui, prêts à la réciproque, mais qu’il ne verrait jamais et qui ne le verraient jamais, seulement des voix, des oreilles à l’attention sensible à la qualité du silence qu’elles instaurent.

Par dessus la haie du jardin, je vois la margelle du puits de mon voisin. Ce puits est fermé d’un disque de fer, peut-être seulement pour protéger les enfants. Il m’attire. Et si mon timide voisin se révélait là tout au fond un compagnon loquace, franc, grivois — le complice d’exutoires mégalomaniaques minutieusement fomentés ? Difficile à croire ! D’ailleurs je ne l’ai jamais vu ouvert. C’est mon issue de secours, au cas où mon propre puits serait comblé, inondé, ce que je redoute horriblement. Mais je ne veux plus y penser, j’ai une vie à mener ici en haut, je veux oublier le puits, m’en détourner vers mes affaires, aussi longtemps que je le peux. Je me contente de le laisser toujours ouvert, en cas d’urgence.

386

Les images de soi sont dans l’air…

Les images de soi sont dans l’air, volent de regard en regard comme entre des miroirs, de regard jugeant en regard indifférent, de regard méprisant en regard compatissant, elles se réverbèrent et, à chaque réverbération, comme l’écho, se déforment et reforment un peu différemment. Comme des oiseaux qui changeraient subtilement d’espèce à chaque fois qu’ils se posent.

Quand il n’y a plus personne pour les voir, elles flottent, immobiles, dans l’attente, s’exhibant ostensiblement ou au contraire se cachant honteuses dans leur profil. Elles passent leur temps à scruter leurs jumelles, leurs concurrentes, et à se comparer ; elles s’étiolent lentement pendant qu’inconciliables elles se chamaillent. La nuit les fait disparaître, et chaque matin les revoilà qui s’éparpillent dans le ciel de la couche, se dédaignant mutuellement. Se donner la main, se compléter, faire la ronde ? Jamais elles n’y songent ! Elles volettent et virevoltent chacune pour soi, heureuses d’être inaperçues, ignorées, se gonflant de lumière et se préparant pour la lumière. Mais voici qu’un regard s’approche. Il lance des éclairs ! Aussitôt magnétisées, concentrées, tremblant, les images, au garde-à-vous, en file indienne, se présentent à l’inspection. Laquelle sera choisie cette fois ? Laquelle dominera ; laquelle, mais en les ignorant et les occultant, représentera hégémoniquement les autres ? Pendant la revue, les voir minauder, faire leurs simagrées, est un soulagement : elles ne sont donc que cela : non seulement puériles, mais ridicules. Elles cherchent vaniteusement la lumière tout en la craignant, craignant d’être exposées crûment, d’être percées à jour, honteuses et provocantes à la fois comme de timides adolescentes. Mais, malgré leurs attitudes étudiées, malgré le mal qu’elles disent les unes des autres derrière leur dos, malgré les efforts que chacune d’elle fournit pour différer le plus possible des autres, elles se distinguent à peine ! Chaque clin d’œil en transperce, en fait exploser une, elle ne supporte pas qu’on ait vu à travers sa pauvre petite apparence tremblotante et fébrile. Chaque regard prend la sienne, choisie on ne sait comment, le hasard n’y est certainement pas étranger, mais ensuite il faut faire de ce hasard une nécessité, c’est ainsi qu’un caractère se bâtit.

Fermer les yeux, leur tourner le dos, à ces images ; les percer du regard, les consumer du regard, ignorer leur éclat. Que feront-elles quand elles se rendront compte qu’elles sont seules — inutiles ? Elles disparaîtront aussitôt, anéanties par l’absence volontaire d’attention, comme les fantômes qu’elles étaient, comme les idées platoniciennes qu’elles étaient.

Mais le moindre regard peut les ressusciter — et tout est à recommencer.

385

À la grande réunion familiale…

À la grande réunion familiale annuelle, il s’ennuie ; la mère parle trop, le père trop fort ; l’émotion de l’une l’agace autant que la joie franche et vite avinée — « Oublions tout ! » — de l’autre. Il erre de groupe en groupe où l’on se raconte l’année écoulée, à la recherche d’une échappatoire, et bientôt la trouve : la banale porte d’entrée. Qu’est-ce qui l’empêche de la franchir, de la franchir même une fois pour toutes ? Il regrette de n’avoir pas eu le courage de son frère, l’aîné, qui s’est défilé sous un si bon prétexte qu’au lieu de blâmer son absence on admire la raison même qui lui fait manquer ces chaleureuses retrouvailles… (La vraisemblance ayant ses limites, nul ne pousse toutefois la surenchère jusqu’à le plaindre.) Lui, le cadet, voudrait ne pas être là sans avoir à choisir de ne pas venir, sans avoir à décider quelle raison donner aux parents désagréablement surpris et rapidement désapprobateurs, sans avoir à décider quoi et comment répondre à leurs arguments prévisibles, aux suppliques de l’une et à la colère de l’autre. Il est donc venu quand ils l’ont appelé, comme un chien qu’on siffle. Pour avoir l’air occupé il mange et boit et déambule de pièce en pièce, tout en caressant sa honte alternativement dans le sens du poil et à rebrousse-poil, cette honte qui n’en fait qu’à sa tête, et tout à coup, il se retrouve devant une autre porte : celle du jardin. Il s’enfonce dans le noir, franchit la clôture, traverse le champ récolté du voisin. La vieille chienne s’approche sur ses larges pattes. Il s’accroupit pour caresser la peau pelée, mais la chienne recule de quelques pas, aboie trois fois, et gronde. Pour l’amadouer il dit doucement : « Je suis une larve, je rampe, lent, immonde, misérable, je suis répugnant, flasque. Écrase-moi vite. — Je suis ta honte » répond la gueule hargneuse, plus dégoûtante qu’effrayante avec la bave abondante qui coule de ses babines et ses petites dents claires d’animal nourri sans effort. « Au pied ! » ne peut-il s’empêcher d’ironiser alors. Et elle vient ! En rampant même, elle s’aplatit contre ses chaussures, le regard implorant levé vers son maître — son maître ?! Impossible se dit-il, j’aurais donc tant de pouvoir sur elle ? Non, ce n’est pas possible, il s’allonge à son tour et glisse sa tête sous la gueule, pour sentir la bave chaude inonder son visage. Et il est enfin rassuré.

384

« Autrefois, j’ai été généreux avec toi…

« Autrefois, j’ai été généreux avec toi, je t’ai donné, oui donné, de l’argent, comme ça, parce que tu semblais en avoir besoin, parce que ça me faisait plaisir de t’aider, parce qu’à ce moment je le pouvais… Maintenant je viens vers toi, rappelle-toi ma générosité d’autrefois, maintenant j’ai besoin de la tienne : j’ai faim. » Elle me regardait, ahurie. Elle ne me reconnaissait pas, c’était évident. « Je ne vous connais pas, monsieur. Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Un instant, j’hésitai entre la colère et la pitié. J’avais le choix des armes. J’optai sans l’avoir décidé vraiment, sans savoir pourquoi, pour la seconde. On peut dire que la pitié me prit. Deux larmes coulèrent de mes yeux, mes bras ballaient le long de mon corps, mes mains impuissantes pendaient ouvertes et molles, je me recroquevillai, je me sentais rapetisser, rabougrir, je noircissais, bientôt je serais une blatte immonde, rampante, misérable. De dégoût — même pas de peur — on m’écraserait. Puis on détournerait les yeux, on plisserait le nez pour débarrasser le plancher de mon cadavre en bouillie. Rien de plus mérité, pensai-je et involontairement je rentrai la tête dans les épaules, regrettant la tache humide au sol qui ferait mauvaise impressions sur les clients. Les clients ! Il aurait suffi d’un autre client — ou plutôt d’un seul vrai client puisque, je dois le dire même si ma bouche ne le peut que tordue, je n’étais pas un client mais un mendiant — il aurait suffi qu’entrât un client à ce moment pour que je m’enfuisse. Mais je restais là, muet, éperdu, les yeux baissés. Ma générosité, à quoi m’avait-elle servi ? La regrettais-je ? N’aurais-je pas mieux fait de garder cet argent — tout cet argent que j’avais dilapidé en générosités fastueuses, de le garder pour ce jour de dénuement, d’extrême besoin, où nulle générosité — seulement par malchance ? — ne s’abaissait sur moi ? Ou bien était-ce une bonne leçon ? Avais-je secrètement compté sur une réciprocité future — qui ne s’accomplissait pas. Ma générosité était non seulement inutile présentement, mais même ignorée, oubliée, comme annulée dans le passé, comme si elle n’avait jamais été. Étais-je d’ailleurs bien sûr d’elle ? La faim ne troublait-elle pas ma pensée ? N’avais-je pas inventé cette générosité outrageuse ? Avais-je jamais vraiment joui des moyens d’être si généreux ? Et même si je ne l’avais pas inventée, n’était-ce pas l’orgueil qui m’avait rendu prodigue ? N’avais-je pas manqué d’humilité, à refuser imprudemment d’être économe ? Un mouvement me fit revenir à moi, je levai les yeux, une main poussait vers moi un pain, petit mais complet, le plus dense de l’étal. On ne l’avait pas emballé — parce qu’on savait que je le mangerais aussitôt reçu, ou parce que je ne méritais pas cette dépense superflue ? Sans lever les yeux, je pris le pain, fis demi-tour, partis. Franchissant la porte de la boutique, ma bouche baragouina quelque chose qui pouvait être « merci » ou « merde », je ne le sais pas moi-même. J’entamai le pain en me repentant. Elle n’avait pas été généreuse, elle avait été charitable. C’était différent ; c’était tout ce que j’avais mérité par ma générosité : la pitié charitable d’une boulangère de village. Mais qu’aurait-ce été si j’avais choisi la colère ? Aurais-je gagné en dignité ce que j’aurais perdu en pain ? Je ne le saurais jamais. Je dus admettre que je regrettais et ma générosité passée, si elle avait été réelle, et ma cabotinerie ou ma faiblesse ou ma lâcheté ou mon effondrement présent, qui n’était que trop réel. J’avais honte et résolus de ne plus jamais entrer dans cette boulangerie, d’éviter même la rue où elle se situe. Mais bien sûr, au point où j’en étais, je ne pouvais plus me fier à moi-même, j’étais descendu trop bas dans le trou, le plus dur était fait, pour le reste, je n’avais plus qu’à suivre la paroi pentue qui menait tout au fond. Terrifié par cette pensée, je m’éloignai à une vitesse que ma fatigue aurait dû m’interdire. Mais je tenais le pain bien serré dans ma main glacée, je n’en perdais pas une miette.

383

Leur dieu…

Leur dieu — une petite chose très fragile, très délicate, légère, diaphane —, ils l’ont délogé des cieux où il se laisse porter par les vents comme un grand oiseau pour le jeter dans leur boue. Ils l’y font patauger ; et comme il ne se départit pas de sa tranquillité, de sa compréhension, de sa patience, ils essayent de le noyer, en lui tenant la tête dans la boue de longues minutes durant. Il se laisse faire sans bouger, et quand ils le sortent enfin il s’essuie le visage et s’essore les cheveux sans rien dire, ce qui ne les exaspère déjà plus mais achève de les dégoûter. Ses cheveux d’or ont noirci, ses ailes alourdies de boue sèche ne le portent plus, et ils le font travailler comme esclave à la taverne, homme à tout faire entouré des criailleries des ivrognes, qui raillent son corps efféminé tout en rêvant secrètement d’une étreinte avec lui. Ils osent de moins en moins le regarder dans les yeux, et le haïssent et l’envient parce que lui regarde seulement, sans juger, peut-être qu’il ne regarde même pas, qu’il est seulement là, comme un miroir. Il ne peut pas se révolter, et ne le souhaite pas : il se plie à la volonté des hommes avec indulgence. Il sait qu’il leur survivra, et que, lorsque, au seuil de la mort, ces ivrognes brutaux seront redevenus aussi faibles et peureux qu’un nourrisson, il apaisera leur terreur en baisant leur front, en les caressant, en faisant entendre pour la première fois le son de sa voix, d’une berceuse fredonnée avec une douceur inhumaine dans une langue incompréhensible, sans la moindre promesse, et pourtant la plus réconfortante qui soit. Il n’a pas pu les aider à vivre, mais il pourra les aider à mourir, il se pliera à leurs caprices avec égalité ; eux voulaient, sans oser le dire ni même se l’avouer, qu’il connaisse et reconnaisse la dureté de leur existence, et il la reconnaîtra enfin, en leur pardonnant, au creux de l’oreille, avant de leur fermer les yeux et de disparaître avec le dernier d’entre eux.

382

Celui qui fait fuir les oiseaux

Je marche dans les bois. D’un côté, au bord du chemin, j’aperçois un cadavre sans tête. Un peu plus loin, de l’autre côté, une tête, d’enfant, avec sa colonne vertébrale. À son profil, je reconnais le fils de L. (laquelle n’a pourtant que trois fillettes). Je vais la chercher. La voici ; elle regarde, et, quoique éprouvée, récite une prière, ou peut-être une incantation. Peut-être qu’elle chuchote, ou bien elle emploie, c’est le plus vraisemblable, sa langue maternelle, qui m’est étrangère ; en tout cas je ne comprends pas ce qu’elle dit. En fait je ne l’entends même pas, comme si le vent couvrait sa voix, comme si elle parlait sans bruit, comme si j’étais sourd.

Quelque temps plus tard, dans le bois, je rencontre le mort. C’est maintenant un adulte, un jeune homme ; ses cheveux sont noirs (L. et ses filles sont blondes). Je suis surpris, mais surtout soulagé de le voir ; hésitant, craintivement, je l’interroge ; il ne se souvient pas avoir été mort ; j’avais dû rêver. Mais à son approche tous les animaux font silence ; le vent et le pas, soudain les seuls bruits, alertent l’oreille ; et sur son passage, les oiseaux s’envolent, s’égaillent, s’enfuient, disparaissent dans un fracas de battements d’ailes. Il s’arrête ; le silence retombe ; et je remarque à ses yeux fuyants que lui, le mort, le rené, le survivant, l’a remarqué aussi. Je me demande, mais ne lui demande pas, s’il en conclut, comme je le fais malgré moi, que les oiseaux sentent ce qu’il dit ignorer.

J’ai raconté ce rêve à ma fille. Elle me l’a fait répéter deux fois. Puis elle l’a corrigé ainsi : le cadavre est un squelette, il a une tête, et L. est une magicienne.

381

Nous avons marché longtemps…

Nous avons marché longtemps pour obtenir ce qui, depuis quelques décennies et pour quelque temps encore, est ici devenu un privilège : une nuit étoilée. Les quelques terrestres que nous sommes se taisent, allongés sous le ciel, la tête sur leurs mains ou leur sac à dos. Nous attendons tranquillement que notre vision soit pleinement accoutumée à l’obscurité nocturne. Une grosse demi-heure est nécessaire selon le guide, un jeune homme athlétique et affable à l’accent typique, qui n’a pas semblé frustré par la lenteur de notre ascension.

Le soleil est caché depuis plusieurs heures, la nuit est douce, la lune invisible, le ciel sans nuage : conditions idéales. Nos pupilles largement dilatées perçoivent désormais tant d’étoiles que par endroits le ciel en semble saturé, comme si des mers de lumière s’étendaient là-haut, avec leurs vagues scintillantes et la brume dorée qui les nimbe ; mais à d’autres endroits la nuit est presque vide : contraste impressionnant même pour qui n’ignore pas que les astres sont organisés, regroupés. Mais je ne veux pas y penser, pas mobiliser mon savoir astronomique, d’ailleurs uniquement livresque et très modeste. Je veux seulement contempler l’immensité du ciel, l’immensité d’une nuit constellée, tels que nos aïeux du paléolithique auraient pu les contempler eux-mêmes : presque aussi épargnés par la lumière artificielle, et dans le même silence qu’alors, ni vrombissement ni grincement ne montant jusqu’ici, hauteur isolée où (du moins par terre) on ne peut venir qu’à pied. Je les imagine, une nuit d’été comme celle-ci, autour des braises d’un feu qu’on ranimerait plus tard, observant comme nous les mêmes étoiles, ébauchant ce qui deviendrait nos constellations, enchantés, admiratifs du lumineux mystère de cette voûte doublement et lentement cyclique, apaisés, leur attention peu à peu atténuée par la fatigue, jusqu’au sommeil abrité par des tentes de peau. Autour, ailleurs beaucoup a changé entretemps, pour le meilleur et pour le pire, mais ici et ce soir, à quelques mutations génétiques bénignes et quelques fugaces supernovæ près, nous sommes identiques et nous voyons la même chose.

Le temps perçu passe lentement. Certaines parties du ciel me font désormais mal aux yeux : comme celui du soleil en plein jour, je ne peux pas soutenir leur éclat ! Je suis obligé de détourner mon regard, d’utiliser ma vision périphérique, de fermer un œil, ou les deux. Je sens que la position allongée, la fatigue de la longue ascension pédestre, la digestion du souper pourtant frugal, la pénombre et le silence me poussent doucement vers le sommeil. Je n’entends rien d’autre autour de moi que le bruit de corps qui changent de position ; j’attends d’entendre le premier de mes compagnons se lever et se diriger vers les tentes. Et cette lumière sublime vient partout. Substantielle, moins liquide que l’eau, fluide, visqueuse comme du miel chaud. Je tends la main ; quelques gouttes s’en accumulent dans le creux de la paume, comme du savon. Je me frotte le corps entier de cette lumière. Comme je brille ! Elle coule, remplit le ciel, m’enveloppe comme un bain, me purifie. Regardant ma main, émerveillé, je me découvre translucide.

C’est le froid qui me réveille. Je comprends aussitôt que plusieurs heures ont passé. Je me suis endormi là, sans l’avoir prévu. Le ciel a tourné ; mes membres sont engourdis, ma nuque est douloureuse ; mais je me sens brusquement heureux, profondément heureux d’avoir été surpris par le sommeil ; jamais je n’aurais osé décider de dormir à la belle étoile : la crainte des insectes m’aurait chassé vers les tentes. D’ailleurs je sens quelque chose sur ma jambe. Un frisson me parcourt tandis qu’un réflexe me la fait secouer. Je ne saurai jamais si mon imagination seule m’avait démangé. Je m’assois. Dans la pénombre, je constate que je ne suis pas le seul encore ici : le guide bouge et je vois le blanc de ses yeux et de son sourire dirigé vers moi ; et j’entends de l’autre côté la respiration profonde d’un dormeur. Il y a des heures qu’aucune parole n’a été prononcée, aucune lumière allumée, aucune action entreprise qui ne relève pas des nécessités soit de la contemplation soit de la biologie. Rien à voir avec la vie des autres animaux bien sûr : nous savons pertinemment que nous cultivons ici celles des fonctions de notre système nerveux qui nous sont pour l’instant propres, et nous n’oublions pas les préparatifs et les efforts que ce moment nous a coûtés, ce moment qui n’a aucune valeur adaptative et qui a nécessité une capacité de planification qui elle aussi nous est unique. Raison de plus pour le vivre en pleine conscience, aussi longtemps que chacun de nous pourra la maintenir, contre la lassitude, les courbatures, la faim, le silence… Nous sommes convenus que ceux qui en ont terminé se rassemblent aux tentes, plantées à quelques centaines de mètres d’ici, hors de portée de voix. Nous y attendrons, campant et bavardant, le plus heureux d’entre nous, le dernier des contemplatifs. À mon avis ce sera notre guide, qui malgré sa jeunesse montre l’exemple d’un calme et d’une patience auxquels je ne m’attends pas à parvenir jamais.

Deux habitués de ce genre d’excursion — ou de vie ? — ont fait du feu. Buvant à petites gorgées ma tisane brûlante de thym sauvage, thym que j’ai moi-même (peut-être illégalement, m’a-t-on dit a posteriori) récolté hier à flanc de colline, j’écoute et questionne ; c’est ma manière de bavarder. La lourde fatigue, et l’aurore majestueuse, rendent la conversation lente et intermittente. Les mots feutrés se font toutefois plus sonores à mesure que les derniers dormeurs se lèvent. Mais voici le guide qui nous rejoint, en effet le dernier d’entre nous, tranquille et souriant, brisant là nos confidences inopinées. Il s’enquiert de notre état de santé mentale et physique, de notre confort, s’excuse d’avoir tardé ; nul ne le lui reproche, au contraire plusieurs lui répondent qu’il aurait pu rester plus longtemps s’il l’avait voulu. « J’ai faim ! » lance-t-il et nos estomacs, négligés, se réveillent tous ensemble aussitôt. Et bientôt le cliquetis des couverts, les doux rires d’aise, le bavardage la bouche pleine, les questions d’organisation saturent notre attention alanguie. Nous n’avons pas payé pour une seconde nuit, et il ne faut plus tarder à entamer la redescente.

380

J’ai profité d’une permission…

J’ai profité d’une permission pour grimper jusqu’à ce point culminant du pays. Je voulais constater de visu l’avancée des fronts symétriques. Elle est évidente, malheureusement ; les mâchoires se referment.

Quand j’étais enfant, les frontières naturelles se cachaient derrière les horizons. On croyait parfois les discerner ; ce n’était probablement qu’une illusion, suggérée par la connaissance abstraite que nous avions de leur lointaine présence. Maintenant, à peine quelques décennies plus tard, on les voit nettement : nos deux voisins de toujours, géants, invincibles, de plus en plus puissants et dangereux ; autrefois indifférents, désormais nos ennemis mortels ; nos assiégeants ; nos envahisseurs tenaces : d’un côté le désert, avec ses épines et ses guerriers au cœur sec ; de l’autre la jungle, mur végétal et rampant, lianes et branches entremêlées, bouches avides, mains moites, grouillantes, griffues.

Pris en tenaille, nous nous battons méthodiquement, rigoureusement, sur deux fronts à la fois, pour maintenir nos plaines fertiles et nos forêts tempérées, pour conserver notre densité respirable, notre liberté sans isolement, notre fraternité sans promiscuité. Et, malgré la mobilisation totale, tardivement décrétée, nous perdons lentement ce double combat. Nous le savons et je le vois. De part et d’autre, notre territoire ancestral et inconquis est rongé peu à peu.

Que la déshydratation ou la suffocation soit notre destin, nous l’avions longuement pressenti, avant de le prévoir. Mais nous avions pu les ignorer si longtemps… Frontières stables, hermétiques ; chacun chez soi… Nous pensions — espérions — disposer encore de quelques siècles au moins, pour nous préparer si possible à migrer, sinon à mourir sereins. Parmi nous quelques-uns, plus clairvoyants, nous avaient prévenus de la probabilité croissante d’un bouleversement imminent des horizons. Nous avons choisi de les ignorer, avec suffisance, de les railler, de les dédaigner, les calomnier, les censurer. Nous fûmes pris de court. Réduits à nos pauvres armes : des graines et des lames.

Ces mêmes forces — le désert et la jungle, le sec et l’étouffant, le rien et le plein, le trop peu et le trop —, nous avions su les contenir en nous-mêmes, où cette lutte a lieu aussi, à l’intérieur de chacun de nous, depuis l’adolescence, depuis des siècles au moins. Bien sûr, il y en a toujours eu qui perdaient ce combat intime, devenaient les agents de l’un ou l’autre de nos ennemis. Nous les tolérions ou les bannissions. Mais, au fil des dernières décennies, ils sont devenus, et de loin, plus nombreux que jamais. Ils rejoignent d’eux-mêmes avec soulagement, avec fierté, avec rancœur, avec haine les rangs adverses. Nos ennemis temporels emportent les cœurs ; peut-être est-ce une explication de leur récent gain de puissance. Or si le combat est perdu en nous, il est perdu d’avance sur le terrain.

Nul ne peut savoir combien de temps, avec nos effectifs décroissants — aucun secours n’étant à attendre de l’espace —, nous pourrons tenir sur deux, ou plutôt sur quatre fronts à la fois ; ni, une fois consommée notre défaite inéluctable, lorsque, nous ayant éradiqués, nos assaillants se heurteront, lequel triomphera des deux : le désert ou la jungle. Je parierais sur le premier. La pauvreté, en eau, en êtres, en choses, en couleurs, à perte de vue ; les ruines ensablées pulvérisées, les os blanchis affleurants… Du moins pour cette fois ; car je sais qu’à long terme, ils peuvent se succéder alternativement : pensée étrangement consolante. Mais je sais aussi que la cause de ce choix n’est pas une mienne évaluation réfléchie des forces ou des mérites de chacun, mais une expérience personnelle.

Une fois, par une curiosité imprudente, je me suis porté volontaire pour une mission de reconnaissance derrière les lignes ennemies. D’abord dans le désert. Rien en dessous, rien au-dessus ni à l’horizon ; je peux m’étendre sur la terre vide sous le ciel vide, m’abandonner, me laisser gagner, happer par le vide… Abandonné de moi, jusqu’à l’insensibilité, jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’inconscience, l’impersonnalité, jusqu’au panthéisme — chaque grain de sable en tant qu’être absolu, autarcique (je saisis bien, a posteriori, quelle absurdité géologique j’énonce là !). Jusqu’au nihilisme. Non pas le nihilisme véhément, prosélyte et militant quoiqu’inassumé et peut-être inconscient de nos ennemis — auxquels je ne pensais pas —, mais un nihilisme infini comme le cosmos et pourtant humainement, ou plutôt animalement, serein. Sans mes camarades je ne serais sans doute pas rentré. J’ai ainsi connu à quel point il est facile de perdre le combat intérieur, de succomber, insensiblement, à la tentation du néant ; à quel point les conditions importent à la lucidité, à la civilisation ; qu’il faut si peu de choses pour que les évidences mêmes changent, les choses importantes, les désirs graves, les rêves, les illusions, les peurs. Je n’avais pas peur. J’étais fasciné, comme hypnotisé par le désert, si tranquille, si sûr… Nous avions de l’eau pour quatre ou cinq jours…

La jungle, au contraire, fut et reste mon cauchemar. Désirs et sensations primaires ici aussi, mais tout opposés. Ici terreur, pulsion de fuite. Horreur. Horreur du grouillement incessant, de l’absence d’horizon. Les trois dimensions saturées de présence et de stimuli, de pièges et de caches, d’êtres tapis ; partout la peur, partout le risque de la surprise, partout le qui-vive, l’affût perpétuels ; accroissement continu, circulaire, rétroactif, monstrueux ; la vie étouffée par la vie même. Impossible de dormir dans l’enchevêtrement des mouvements, des cris, des regards omniprésents, sans espace ni répit. Il m’aurait fallu un scaphandre, un endroit, un seul petit endroit solide hermétique à toute altérité non perçue et non choisie, où pouvoir me concentrer, fermer les yeux, sans sursaut, sans crainte. Je n’y retournerai jamais.

Moi le soldat désormais en chambre — le planqué —, à l’abri des éclaboussures de sang et de sève, je me laisse, aujourd’hui seulement, attrister par la nostalgie, elle aussi étrangement consolante, d’un temps où les circonstances nous laissaient nous consacrer à la lutte intérieure, à la guerre intérieure et de front contre le désert et la jungle, dont il est plus difficile que jamais de sortir vainqueur, et dont l’issue, en chacun de nous, conditionne pourtant, par addition, la somme de temps qu’il nous reste ici.

Je vais redescendre, reprendre ma fonction, infime et consciencieux rouage de la machine militaire totale en action : pour conserver, le plus longtemps possible, non pas nos vies, fugaces et vouées au trépas, mais le cadre symbolique de nos existences, et ses conditions nécessaires. Nous n’aurons jamais fait ce qu’il aurait fallu pour éviter la guerre, la double guerre, mais ce sacrifice désespéré donne du moins à nos coupables existences l’occasion d’un rachat dans l’historiographie de nos successeurs, qui ne seront pas nos descendants mais qui, comme nous, reconnaîtront et honoreront le courage. Tel est du moins le discours de mes supérieurs, propagandistes éculés… Je laisse cette illusion qui rend la mort facile aux plus jeunes, aux plus lâches, aux plus crédules d’entre nous. Pour moi, je mourrai avec le monde qui était le mien, hors duquel, sans lequel je ne veux vivre ni ne peux survivre.

379

La route passe au loin…

La route passe au loin. Il nous faut la quitter et continuer à pied. C’est une longue marche, au petit matin. Tandis que nous nous enfonçons dans la forêt, me reviennent en mémoire les avertissements de notre guide :

Les ruines sont dangereuses. Rien n’y a été fait pour notre sécurité, ni a fortiori pour notre confort. Nous y pénétrons à nos risques et périls. Une pierre, un pan de mur peuvent nous tomber dessus. Nous sommes prévenus. Si nous ne voulons pas courir ce risque, n’allons pas là-bas. Si nous sommes prêts à le prendre, nous devrons respecter scrupuleusement les consignes suivantes : tous les appareils électriques doivent être éteints ; pas de téléphone, pas de photographies, pas de lampe-torche ; seuls les chuchotements sont autorisés ; il n’est pas interdit de passer une nuit dans les ruines, à condition que seul le sol en conserve, brièvement, la trace ; ni feu, ni chant, ni lumière.

L’effet escompté s’est produit : nous ne sommes qu’une poignée à suivre, vers ces ruines millénaires, cet homme taciturne qui est le seul d’entre nous à parler, ou plutôt à baragouiner, la langue des rares autochtones, et, semble-t-il, à pouvoir nous garantir de la violence qui périodiquement s’empare d’eux contre ceux qu’ils considèrent comme des intrus et méconnaissent comme congénères. Je ne suis pas un aventurier, je me suis promis d’être très prudent : pas d’écart, pas d’escalade, pas de station prolongée sous un mur incliné. Recueillement de loin. Je n’ai pas osé laisser au campement mes lunettes correctrices, malgré leurs verres photochromiques, mais j’y ai laissé tout le reste : téléphone, alliance, brosse à dents, montre…

Je ne sais donc pas combien d’heures nous avons marché avant que le guide, inopinément, s’arrête et, d’un geste circulaire, nous signale notre arrivée. Je regarde autour de moi, d’abord je ne vois pas les ruines. Il me faut m’approcher de certains éléments du relief pour discerner, sous la végétation, quelques pierres artificiellement superposées. Sans guide, j’aurais, nous aurions sûrement traversé les ruines sans les voir. Elles ne paraissent d’ailleurs pas aussi dangereuses qu’il l’a dit : la végétation si foisonnante semble tenir les pierres dans un filet de lianes, de troncs et de branches. Pourquoi cette ville, une des plus vieilles du continent, a-t-elle été abandonnée ? Les hydrologues nous apprennent que, pour une raison inconnue, le cours du grand fleuve s’est déporté une centaine de kilomètres au sud. L’eau a manqué, les hommes sont partis, les arbres sont revenus. Les ruines elles-mêmes, explorées brièvement, ont été abandonnées voici des siècles, d’abord par les pillards, rentrés bredouilles, peu après par les archéologues, guère mieux servis. Heureusement la boue et l’humus ont depuis longtemps bouché les trous qu’ils avaient creusés. En l’absence d’enceinte, de repères topographiques, de panneaux indicateurs, d’un parcours fléché, il me faut un gros effort d’imagination pour m’orienter, pour superposer mentalement, à ce banal décor sylvestre, le souvenir de cartes minutieusement étudiées. Tournant, cherchant, je parviens finalement à distinguer, d’après sa densité végétale légèrement moindre, le grossier quadrillage des avenues les plus larges. Alors soudain je peux sentir les ruines se relever, se redresser tout autour, m’écraser de leur majesté. Je vois les hauts bâtiments ; je conçois l’importance politique, stratégique, religieuse, économique du site ; je partage la fierté des patients constructeurs de ce qui fut l’aboutissement d’un travail titanesque, l’assouvissement d’un rêve ancestral, l’orgueil d’une nation, le centre d’une civilisation…

Cette impression n’a duré qu’un instant. Je me rends compte que la nuit est tombée brusquement. Je ne suis pas déçu, même si j’arrive presque trop tard, j’ai senti la profondeur du temps.

À travers un enchevêtrement de lianes et de feuilles chues, un rayon de lune fait briller une des pierres d’un muret, une pierre polie, très claire, presque blanche, signe subtil de l’ancienne présence. C’est bien ici, juste ici que les murs autrefois dressés se sont effondrés. Après avoir mangé en silence et sans autre reste que des miettes, nous nous couchons, n’ayant rien d’autre à faire. Dans l’obscurité touffue, je me répète que les ruines sont partout, dessous, autour, que nous sommes couchés dessus ; j’essaye de les sentir, à travers le textile synthétique du sac de couchage, à travers la terre. Peine perdue : elles ne reviennent pas. Elles s’enfoncent au contraire. Elles seront bientôt complètement ensevelies, bientôt désagrégées par la belle forêt, la grande forêt où je venais sans doute pour la dernière fois.

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