Journal du conteur

À peine sevré…

À peine sevré, l’enfant est enfermé dans un tonneau, où il est nourri par un étroit orifice. Au fil des ans, la plupart meurent ; les survivants parviennent en général à devenir assez forts — on ne voit ici que des colosses — pour casser le tonneau et en sortir : ils ont alors mérité d’être admis parmi les adultes, et dans les arènes de la procréation. Quelques-uns, pourtant, ne meurent pas mais ne sortent pas. Certains ont vécu soixante ans dans leur tonneau, à la charge de la société. S’ils cognent incessamment sans parvenir à sortir, s’ils souffrent et se plaignent, leurs cris, leurs gémissements, leurs grognements, leur agitation insupportent vite : sans sommation, on jette le tonneau à l’abîme. Ceux qui n’incommodent pas, les discrets, qui se contentent de brefs couinements sourds — on ne leur a jamais appris à parler — pour réclamer leur ration quotidienne de vieux pain sec et d’épluchures de légumes, on ne découvre que tardivement leur mort, à l’odeur. Par curiosité, on fend le tonneau. On y trouve en général un avorton blanchâtre (s’il avait été propre), aveugle, hirsute, atrophié, à moitié paralysé, bossu, débile. On comprend pourquoi il ne voulait pas sortir.

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