Journal du conteur

Arrivé le premier au sommet…

Arrivé le premier au sommet, il se retourne, et inspecte du regard les flancs de la montagne, à la recherche des hommes. Mais il n’en voit aucun. Par instants un éboulis, un écho, une ombre, un éclat lui font croire avoir entraperçu l’un d’eux, mais il a beau scruter la pierre et la neige jusqu’à en avoir mal aux yeux, rien ne vient jamais confirmer ses impressions ni combler ses espoirs de voir enfin les hommes arriver. Étourdi par le grand vent, engourdi par le grand froid des altitudes, il les attend, de moins en moins patiemment à mesure que sa solitude devient plus pesante et sa vie difficile. Et il se résout finalement à faire demi-tour, pour aller les chercher. Il descend longtemps, et bien loin du sommet, il les voit, il les retrouve, ou en retrouve du moins une partie, peinant, extrêmement lents, constamment trébuchant et tombant et devant recommencer, constamment bloqués et devant redescendre et contourner l’obstacle insurmontable. Il leur tend la main, il s’encorde à eux, il les tire et les guide. Ainsi lesté, il sait qu’il n’atteindra sans doute jamais le sommet une autre fois ; il continue pourtant à monter, mais de dos, ses mains, ses regards désormais concentrés sur les hommes à sa suite. S’il aperçoit encore le sommet, c’est par hasard, brillant un instant dans leurs yeux.

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