Journal du conteur

Au début il est toujours loin…

Au début il est toujours loin ; il est loin et tu l’appelles. D’abord il ne t’entend pas, et souvent tu t’épuises et renonces avant qu’il ait entendu. Les fois où il s’arrête et se retourne, il te regarde sans bouger, sans la moindre surprise, peut-être une esquisse de sourire sur les lèvres, il t’attend. Quand, au bout de ton approche, tu es enfin à portée de parole, il s’adresse à toi comme s’il t’attendait, comme si c’est lui qui t’avait appelé et invité à le rencontrer là : il a des choses à te dire, nombreuses et précises, il les connaît bien et parle longuement, il ne se tait pas avant d’avoir dit tout ce qu’il avait à dire, qui, même si vous ne vous étiez pas parlé depuis des mois, te regarde pourtant intimement toi et nul autre. Par quelques questions il ouvre une petite fenêtre, mais tu sais qu’il attend des réponses précises et brèves, et tu te plies sans résister à cette volonté implicite qu’il n’admettrait sans doute pas. Après, sans doute, tu te sentiras coupable de ce que tu appelleras ta lâcheté, tu regretteras de n’avoir pas pu, toi, te vider de tout ce que tu voulais dire, ce pourquoi tu l’avais abordé ; au contraire, tu es bien plus plein qu’avant votre rencontre, car, pour chaque mot dont tu t’es délesté, trop vite pour en être satisfait, il t’en a rendu dix au moins, mots lourds qui pourtant — et c’est bien pourquoi malgré tout tu continues de vouloir le rencontrer —, au lieu de t’écraser concentrent tes forces, aiguisent ton courage, allument ton désir.

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