Journal du conteur

La monture

Il erre, même pas attaché à lui-même ni à la vie. Sans condition, sans conscience, sans tiraillements, sans volonté, sans exigence. Parfois le soir il frappe et attend qu’on vienne lui ouvrir. Personne ne vient parce qu’on s’attend à ce qu’il soit un mendiant : qu’il vienne pour prendre — alors qu’il ne vient que pour donner. Même le peu qu’il vous prend, il ne le fait que pour vous donner l’occasion du don. Sinon il se tient ici ou là comme une main tendue, ouverte, offerte, il attend qu’on le saisisse, mais pas pour qu’on le sauve, il n’a pas besoin d’être sauvé, au contraire. On la dédaigne cette main, sans doute un peu sale, un peu humide, on se sent trop haut pour s’abaisser jusqu’à elle ; pourtant celui qui par curiosité, par compassion, par solidarité, par humilité la saisirait et tirerait dessus sortirait de terre la monture qui porte le plus loin. Il vous prend sur ses épaules, il vous emmène, vous plus léger qu’à la naissance, léger comme une plume pour la première fois de la vie ; plus besoin de choisir le chemin, on se laisse porter. Il ne sait pas où il va non plus, mais il arrive toujours quelque part. D’accueil en accueil, repartant, non pas en fuite, ni en avancée, délivré de la fuite et de l’avancée ; monter puis descendre, aller et venir sans même s’en rendre compte, passer et repasser, ni cercle ni droite, cheminer — vivre — comme une caresse du relief.

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