Journal du conteur

« Autrefois, j’ai été généreux avec toi…

« Autrefois, j’ai été généreux avec toi, je t’ai donné, oui donné, de l’argent, comme ça, parce que tu semblais en avoir besoin, parce que ça me faisait plaisir de t’aider, parce qu’à ce moment je le pouvais… Maintenant je viens vers toi, rappelle-toi ma générosité d’autrefois, maintenant j’ai besoin de la tienne : j’ai faim. » Elle me regardait, ahurie. Elle ne me reconnaissait pas, c’était évident. « Je ne vous connais pas, monsieur. Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Un instant, j’hésitai entre la colère et la pitié. J’avais le choix des armes. J’optai sans l’avoir décidé vraiment, sans savoir pourquoi, pour la seconde. On peut dire que la pitié me prit. Deux larmes coulèrent de mes yeux, mes bras ballaient le long de mon corps, mes mains impuissantes pendaient ouvertes et molles, je me recroquevillai, je me sentais rapetisser, rabougrir, je noircissais, bientôt je serais une blatte immonde, rampante, misérable. De dégoût — même pas de peur — on m’écraserait. Puis on détournerait les yeux, on plisserait le nez pour débarrasser le plancher de mon cadavre en bouillie. Rien de plus mérité, pensai-je et involontairement je rentrai la tête dans les épaules, regrettant la tache humide au sol qui ferait mauvaise impressions sur les clients. Les clients ! Il aurait suffi d’un autre client — ou plutôt d’un seul vrai client puisque, je dois le dire même si ma bouche ne le peut que tordue, je n’étais pas un client mais un mendiant — il aurait suffi qu’entrât un client à ce moment pour que je m’enfuisse. Mais je restais là, muet, éperdu, les yeux baissés. Ma générosité, à quoi m’avait-elle servi ? La regrettais-je ? N’aurais-je pas mieux fait de garder cet argent — tout cet argent que j’avais dilapidé en générosités fastueuses, de le garder pour ce jour de dénuement, d’extrême besoin, où nulle générosité — seulement par malchance ? — ne s’abaissait sur moi ? Ou bien était-ce une bonne leçon ? Avais-je secrètement compté sur une réciprocité future — qui ne s’accomplissait pas. Ma générosité était non seulement inutile présentement, mais même ignorée, oubliée, comme annulée dans le passé, comme si elle n’avait jamais été. Étais-je d’ailleurs bien sûr d’elle ? La faim ne troublait-elle pas ma pensée ? N’avais-je pas inventé cette générosité outrageuse ? Avais-je jamais vraiment joui des moyens d’être si généreux ? Et même si je ne l’avais pas inventée, n’était-ce pas l’orgueil qui m’avait rendu prodigue ? N’avais-je pas manqué d’humilité, à refuser imprudemment d’être économe ? Un mouvement me fit revenir à moi, je levai les yeux, une main poussait vers moi un pain, petit mais complet, le plus dense de l’étal. On ne l’avait pas emballé — parce qu’on savait que je le mangerais aussitôt reçu, ou parce que je ne méritais pas cette dépense superflue ? Sans lever les yeux, je pris le pain, fis demi-tour, partis. Franchissant la porte de la boutique, ma bouche baragouina quelque chose qui pouvait être « merci » ou « merde », je ne le sais pas moi-même. J’entamai le pain en me repentant. Elle n’avait pas été généreuse, elle avait été charitable. C’était différent ; c’était tout ce que j’avais mérité par ma générosité : la pitié charitable d’une boulangère de village. Mais qu’aurait-ce été si j’avais choisi la colère ? Aurais-je gagné en dignité ce que j’aurais perdu en pain ? Je ne le saurais jamais. Je dus admettre que je regrettais et ma générosité passée, si elle avait été réelle, et ma cabotinerie ou ma faiblesse ou ma lâcheté ou mon effondrement présent, qui n’était que trop réel. J’avais honte et résolus de ne plus jamais entrer dans cette boulangerie, d’éviter même la rue où elle se situe. Mais bien sûr, au point où j’en étais, je ne pouvais plus me fier à moi-même, j’étais descendu trop bas dans le trou, le plus dur était fait, pour le reste, je n’avais plus qu’à suivre la paroi pentue qui menait tout au fond. Terrifié par cette pensée, je m’éloignai à une vitesse que ma fatigue aurait dû m’interdire. Mais je tenais le pain bien serré dans ma main glacée, je n’en perdais pas une miette.

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