Journal du conteur

À la grande réunion familiale…

À la grande réunion familiale annuelle, il s’ennuie ; la mère parle trop, le père trop fort ; l’émotion de l’une l’agace autant que la joie franche et vite avinée — « Oublions tout ! » — de l’autre. Il erre de groupe en groupe où l’on se raconte l’année écoulée, à la recherche d’une échappatoire, et bientôt la trouve : la banale porte d’entrée. Qu’est-ce qui l’empêche de la franchir, de la franchir même une fois pour toutes ? Il regrette de n’avoir pas eu le courage de son frère, l’aîné, qui s’est défilé sous un si bon prétexte qu’au lieu de blâmer son absence on admire la raison même qui lui fait manquer ces chaleureuses retrouvailles… (La vraisemblance ayant ses limites, nul ne pousse toutefois la surenchère jusqu’à le plaindre.) Lui, le cadet, voudrait ne pas être là sans avoir à choisir de ne pas venir, sans avoir à décider quelle raison donner aux parents désagréablement surpris et rapidement désapprobateurs, sans avoir à décider quoi et comment répondre à leurs arguments prévisibles, aux suppliques de l’une et à la colère de l’autre. Il est donc venu quand ils l’ont appelé, comme un chien qu’on siffle. Pour avoir l’air occupé il mange et boit et déambule de pièce en pièce, tout en caressant sa honte alternativement dans le sens du poil et à rebrousse-poil, cette honte qui n’en fait qu’à sa tête, et tout à coup, il se retrouve devant une autre porte : celle du jardin. Il s’enfonce dans le noir, franchit la clôture, traverse le champ récolté du voisin. La vieille chienne s’approche sur ses larges pattes. Il s’accroupit pour caresser la peau pelée, mais la chienne recule de quelques pas, aboie trois fois, et gronde. Pour l’amadouer il dit doucement : « Je suis une larve, je rampe, lent, immonde, misérable, je suis répugnant, flasque. Écrase-moi vite. — Je suis ta honte » répond la gueule hargneuse, plus dégoûtante qu’effrayante avec la bave abondante qui coule de ses babines et ses petites dents claires d’animal nourri sans effort. « Au pied ! » ne peut-il s’empêcher d’ironiser alors. Et elle vient ! En rampant même, elle s’aplatit contre ses chaussures, le regard implorant levé vers son maître — son maître ?! Impossible se dit-il, j’aurais donc tant de pouvoir sur elle ? Non, ce n’est pas possible, il s’allonge à son tour et glisse sa tête sous la gueule, pour sentir la bave chaude inonder son visage. Et il est enfin rassuré.

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