Journal du conteur

Les images de soi sont dans l’air…

Les images de soi sont dans l’air, volent de regard en regard comme entre des miroirs, de regard jugeant en regard indifférent, de regard méprisant en regard compatissant, elles se réverbèrent et, à chaque réverbération, comme l’écho, se déforment et reforment un peu différemment. Comme des oiseaux qui changeraient subtilement d’espèce à chaque fois qu’ils se posent.

Quand il n’y a plus personne pour les voir, elles flottent, immobiles, dans l’attente, s’exhibant ostensiblement ou au contraire se cachant honteuses dans leur profil. Elles passent leur temps à scruter leurs jumelles, leurs concurrentes, et à se comparer ; elles s’étiolent lentement pendant qu’inconciliables elles se chamaillent. La nuit les fait disparaître, et chaque matin les revoilà qui s’éparpillent dans le ciel de la couche, se dédaignant mutuellement. Se donner la main, se compléter, faire la ronde ? Jamais elles n’y songent ! Elles volettent et virevoltent chacune pour soi, heureuses d’être inaperçues, ignorées, se gonflant de lumière et se préparant pour la lumière. Mais voici qu’un regard s’approche. Il lance des éclairs ! Aussitôt magnétisées, concentrées, tremblant, les images, au garde-à-vous, en file indienne, se présentent à l’inspection. Laquelle sera choisie cette fois ? Laquelle dominera ; laquelle, mais en les ignorant et les occultant, représentera hégémoniquement les autres ? Pendant la revue, les voir minauder, faire leurs simagrées, est un soulagement : elles ne sont donc que cela : non seulement puériles, mais ridicules. Elles cherchent vaniteusement la lumière tout en la craignant, craignant d’être exposées crûment, d’être percées à jour, honteuses et provocantes à la fois comme de timides adolescentes. Mais, malgré leurs attitudes étudiées, malgré le mal qu’elles disent les unes des autres derrière leur dos, malgré les efforts que chacune d’elle fournit pour différer le plus possible des autres, elles se distinguent à peine ! Chaque clin d’œil en transperce, en fait exploser une, elle ne supporte pas qu’on ait vu à travers sa pauvre petite apparence tremblotante et fébrile. Chaque regard prend la sienne, choisie on ne sait comment, le hasard n’y est certainement pas étranger, mais ensuite il faut faire de ce hasard une nécessité, c’est ainsi qu’un caractère se bâtit.

Fermer les yeux, leur tourner le dos, à ces images ; les percer du regard, les consumer du regard, ignorer leur éclat. Que feront-elles quand elles se rendront compte qu’elles sont seules — inutiles ? Elles disparaîtront aussitôt, anéanties par l’absence volontaire d’attention, comme les fantômes qu’elles étaient, comme les idées platoniciennes qu’elles étaient.

Mais le moindre regard peut les ressusciter — et tout est à recommencer.

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