Journal du conteur

J’ai dû m’arrêter…

J’ai dû m’arrêter, autant que je m’en souvienne, plusieurs fois — trop de fois ; m’arrêter pour me tenir ferme, afin que les violents frissons de dégoût et de peur qui me secouent ne me fassent pas tomber. Quand je sors enfin du puits, au bout de la longue et pénible et toujours trop lente remontée, j’ai toujours le réflexe de me retourner, je veux voir ce que j’ai quitté, ce que j’ai laissé, voir ce qu’il y a tout au fond. Mais le puits est trop profond ; même quand le soleil brille au zénith, je ne vois que la paroi cylindrique de pierre taillée dans laquelle sont scellés les barreaux de fer de l’échelle qui s’enfonce et se perd dans un vide noir. Inutile d’y jeter une pierre en grand silence : mes vêtements, mes cheveux prouvent assez que le puits est à sec — depuis aussi longtemps que je le fréquente, ou du moins depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, c’est-à-dire quelques années ; car je ne doute pas de venir du fond du puits. J’en remonte à peine, et j’y retournerai bientôt, en sautant, du moins c’est mon impression, mais elle est fausse puisque je ressors toujours en pleine possession de mes facultés physiques et, dans une mesure moindre mais croissante au fil de ma remontée, psychiques. Sauf que j’oublie : j’oublie quand je suis descendu — seulement quelques heures plus tôt probablement, puisque j’ai à peine soif — ; j’oublie même que je suis descendu ; a fortiori j’oublie ce que j’ai vu, ce que j’ai fait au fond du puits : peut-être seulement dormir, puisque j’y puise à l’évidence une sorte de régénération. Mais dormir du plus profond sommeil sans rêve, comme un vide : le vide me rassemble, me nettoie, me déleste, me condense ; comme si je mourais dans le puits et renaissais chaque fois que j’en ressors, ou plus précisément comme si, au fil de chaque remontée, je refaisais le chemin que tout enfant parcourt jusqu’à la conscience de soi et que chacun de nous récapitule à chaque réveil en quelques secondes, pour émerger partiellement amnésique mais vigoureux, prêt à en découdre avec la vie, à soutenir le lourd quotidien, toutefois de plus en plus accablé au fil des jours, au point que la pensée du puits revient, m’attire, m’inquiète, m’obsède, jusqu’au moment où, n’y tenant plus, en fuite, en cachette, je descends m’y cacher, m’y oublier.

Mais il existe une autre possibilité : au fond du puits je suis un autre. Je mène une double vie : la mienne, ici, à la surface, avec travail, famille, amis, un chien et trois poules ; et la sienne, au fond. Existence sporadique, intense, dans le noir avec pour seule compagnie la vermine gluante et glacée ? À moins que les puits ne communiquent entre eux — par des couloirs laissant passer des corps rampants, ou du moins, s’ils sont trop étroits, des rats et des voix ? Vie de fantôme, vie d’attente aux aguets, de bruits scrutés ; vie d’histoires échangées de puits à puits avec ceux qui, rarement, sont là en même temps que moi ; vie d’aveux abyssaux consentis dans la ténèbre anonyme, chacun se libérant de ses désirs les plus honteux, les plus malsains, se sachant écouté par des êtres dans le même état que lui, prêts à la réciproque, mais qu’il ne verrait jamais et qui ne le verraient jamais, seulement des voix, des oreilles à l’attention sensible à la qualité du silence qu’elles instaurent.

Par dessus la haie du jardin, je vois la margelle du puits de mon voisin. Ce puits est fermé d’un disque de fer, peut-être seulement pour protéger les enfants. Il m’attire. Et si mon timide voisin se révélait là tout au fond un compagnon loquace, franc, grivois — le complice d’exutoires mégalomaniaques minutieusement fomentés ? Difficile à croire ! D’ailleurs je ne l’ai jamais vu ouvert. C’est mon issue de secours, au cas où mon propre puits serait comblé, inondé, ce que je redoute horriblement. Mais je ne veux plus y penser, j’ai une vie à mener ici en haut, je veux oublier le puits, m’en détourner vers mes affaires, aussi longtemps que je le peux. Je me contente de le laisser toujours ouvert, en cas d’urgence.

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