Journal du conteur

Les toutous

Le roi a fait enfermer leurs jambes dans un carcan de fer qui impose un quasi angle droit, fixe, entre la cuisse et le mollet. De la sorte, ils n’ont d’autre choix que de se déplacer à genoux. Et cela ne les empêche pas de se prosterner jusqu’à terre (les pieds en l’air), de baiser ses pieds, de lécher les traces de ses pas. Au début, je fus horrifié par ce traitement. Mais peu à peu je révisai mon opinion. D’abord, j’appris que l’état servile où ces hommes se trouvent n’est pas un châtiment mais un honneur. Ils l’ont voulu, s’y sont préparés, ont tâché de le mériter. Peu y parviennent, et ceux-ci peuvent se glorifier d’en faire partie. (Je n’ai pas osé demander ce qu’il advient de ceux qui échouent.) Ensuite, ils n’ont pas l’air malheureux. On les traite comme de braves chiens de compagnie, et ils semblent l’apprécier. Certes, on leur jette leur nourriture à même le sol, mais elle est de qualité, viande fraîche et tendre, fruits mûrs, pain cuit du jour… N’était leur carcan, même chez nous on les considérerait choyés, c’est-à-dire traités certes comme des inférieurs, mais comme des inférieurs appréciés — à peu près comme des enfants. Et des enfants, par surcroît, qui non seulement pourraient, mais seraient même encouragés à faire ce qu’ils veulent le plus faire, en l’occurrence vénérer leur maître à l’égal d’un dieu, l’adorer à genoux, lui manifester par une dévotion de chaque instant sa grandeur incommensurable et leur dépendance volontaire et totale.

Sortant et me baladant par les ruelles de la capitale, je découvris que le peuple, qui manifestement aimait et admirait son roi, les aimaient aussi, eux, ses enfants serviles mais choyés, que le roi ne sortait jamais sans exhiber lavés, coiffés, parfumés, splendidement vêtus… Comment n’aurait-il pas, ce peuple, aimé tendrement ce mélange d’humilité et de faste, de servilité et de luxe, d’absolue dépendance et de bonheur évident ? Je les comprenais, tous, et c’est ainsi que petit à petit je révisai mon opinion. Même le roi, je le comprenais, du moins tel que j’imaginais son psychisme. Quel mal y a-t-il à subjuguer ? Le royaume n’était-il pas prospère ? Il s’assurait des fidèles, des alliés volontairement et viscéralement attachés, plus qu’à leur propre vie, à sa personne sacralisée. Du moins est-ce là une raisonnable conjecture puisque, si j’eus l’honneur d’être invité plusieurs fois aux réceptions qu’il donne régulièrement, je n’eus jamais la chance de m’entretenir avec lui. Je lui fus présenté ; je rougis, balbutiai un compliment… Mais ses toutous, comme le peuple les appelle sans nulle malice, avec affection au contraire, et du ton dont nous parlerions d’un chiot adorable, ses toutous s’occupèrent de moi avec plus que de la courtoisie. Je fus choyé comme je ne l’avais jamais été, et passai en leur compagnie des heures que je n’oublierai jamais. Je les appréciais de plus en plus… Je commençais même à les admirer… Jusqu’au jour où je me surpris à les envier, et même à m’imaginer les imiter, les rejoindre… Alors je pris peur, fis mes bagages aussitôt et partis le plus vite possible — on frôla l’incident diplomatique — vers la sécurité de nos frontières, entre lesquelles je retrouvai la grisaille, la lourde liberté souvent illusoire ou vaine, la médiocrité des sentiments politiques et civiques, la labilité des pouvoirs, la vénalité trompeuse, l’ignorance orgueilleuse, la bêtise agressive, la manipulation obséquieuse… bref : la démocratie moderne. Un léger dégoût m’accompagne désormais, accentué par les nostalgies qui s’obstinent, des images fulgurantes, des contrastes claquants, palais, dorures, politesse exquise de matois courtisans chamarrés, peau luisante des toutous — je leur conserve ce surnom affectueux — agenouillés, souriants, doux, dociles, aimables, exempts de toute vanité, de toute ambition personnelle, heureux d’obéir et de servir, soignant même les croûtes à leurs genoux comme une courtisane se farde… Pourtant je n’y retournerai jamais, je ne les reverrai jamais. J’ai trop peur de moi. Je préfère ici rêver de là-bas qu’irrémédiablement l’inverse.


Avec le temps je me suis renseigné. On dit que le roi n’a jamais demandé l’agenouillement. Adorer à genoux, c’est ce qu’ils avaient toujours voulu sans doute inconsciemment ; mais pas un dieu à travers sa statue, non : un être incarné, qu’ils puissent voir et toucher, qui puisse leur sourire et les flatter, les dresser, les récompenser. Un être qui les soulage de leur moi, qui prenne sur lui tous les egos et les envoie en l’air comme autant d’étincelles, feu d’artifice des egos pulvérisés par le roi, le seul à pouvoir encore dire « Je ». Voilà ce qu’ils voulaient. Ce que leur avait offert, les comblant, le premier aventurier subtil venu, le premier à tenir ferme sur ses deux jambes.

C’est d’eux-mêmes, dit-on encore, que ses premiers sujets s’agenouillèrent devant lui, pour lui, en reconnaissance de sa supériorité essentielle et inexorable et de leur soumission inconditionnelle. Il semble que l’idée même des carcans ne soit pas de lui non plus mais de ceux qui deviendraient les tout premiers toutous, voulant se prémunir contre toute tentative de gagner une indépendance fatalement illusoire. Comme il les récompense de ce dévouement ! Il suffit qu’il pose un instant sa main sur la tête soyeuse de l’un d’eux… Peu s’en faut qu’il ne défaille, celui-ci, à le voir extasié ; la moindre caresse risque de provoquer un évanouissement profond. Le peuple se moque de tant de délicatesse, mais ces moqueries mêmes sont si bonhommes qu’elles constituent plutôt un hommage et le signe d’une jalousie résignée, sans amertume, que celui de la honte ou du mépris.


Moi aussi… Étant présenté au roi, moi aussi je me suis agenouillé, bien que le protocole ne m’y obligeât point. Et le roi m’a souri — ce sourire m’a aussitôt réchauffé, embrasé, sublimé ; je me suis senti compris et protégé comme jamais je ne l’avais été. Je crois que, bien pauvrement et candidement, j’ai souri en retour, humble et heureux. Alors le roi a, un instant, posé sa main sur ma tête. Son visage était déjà tourné vers un autre, et il s’est éloigné sans plus un regard pour moi ; mais cet attouchement fugace de sa main douce et tiède, souple et ferme, lisse et sûre m’a fait trembler de plaisir — et j’ai compris ceci : que le doux bonheur qui émane des toutous n’est qu’un pâle reflet de ce qu’il émet, de ce qu’il transmet, lui, le roi. Si parfois une ombre passe sur leur visage, j’en devine aisément la cause : il a déjà un certain âge, et quelques enfants gâtés mais pas encore d’héritier…

Voilà que la nostalgie me reprend… Signe de fatigue, probablement. J’ai beau m’être convaincu que j’avais bien fait de partir — de m’enfuir — ; que je vis mieux ici, chez moi, parmi les miens ; je constate que la moindre faiblesse, la moindre lassitude s’accompagnent invariablement de la nostalgie du royaume, du roi et de ses toutous, comme si ce fantasme, ce mythe étaient toujours là, tapis, prêts à saisir la moindre occasion de se manifester, la moindre opportunité de passer outre les défenses qui habituellement les tiennent en respect sans pouvoir le moins du monde les détruire ni les chasser. Ils surgissent comme un feu d’artifice inattendu et m’éblouissent, et seul le sommeil peut leur faire regagner leurs positions subreptices.


Parfois, encore aujourd’hui, des années plus tard, je m’agenouille face à un miroir, je ferme les yeux, et je me souviens. Je pose ma main sur ma tête, et parfois je sens le lointain écho, la vieille rémanence vibratile de sa main sur ma tête, irradiant de majesté. Brève extase. Quand je rouvre les yeux, il n’est pas rare que j’aie pleuré. Je me détourne alors, je ne veux pas me voir, j’ai honte, mais de quelle faiblesse, de quelle lâcheté : celle de rester, ou celle de rêver ? Je ne cherche pas à le savoir. Je me distrais, m’occupe ; j’oublie ; — jusqu’à la prochaine fois, que j’hésite à appeler la prochaine rechute.

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