Avec le temps je me suis renseigné. On dit que le roi n’a jamais demandé l’agenouillement. Adorer à genoux, c’est ce qu’ils avaient toujours voulu sans doute inconsciemment ; mais pas un dieu à travers sa statue, non : un être incarné, qu’ils puissent voir et toucher, qui puisse leur sourire et les flatter, les dresser, les récompenser. Un être qui les soulage de leur moi, qui prenne sur lui tous les egos et les envoie en l’air comme autant d’étincelles, feu d’artifice des egos pulvérisés par le roi, le seul à pouvoir encore dire « Je ». Voilà ce qu’ils voulaient. Ce que leur avait offert, les comblant, le premier aventurier subtil venu, le premier à tenir ferme sur ses deux jambes.
C’est d’eux-mêmes, dit-on encore, que ses premiers sujets s’agenouillèrent devant lui, pour lui, en reconnaissance de sa supériorité essentielle et inexorable et de leur soumission inconditionnelle. Il semble que l’idée même des carcans ne soit pas de lui non plus mais de ceux qui deviendraient les tout premiers toutous, voulant se prémunir contre toute tentative de gagner une indépendance fatalement illusoire. Comme il les récompense de ce dévouement ! Il suffit qu’il pose un instant sa main sur la tête soyeuse de l’un d’eux… Peu s’en faut qu’il ne défaille, celui-ci, à le voir extasié ; la moindre caresse risque de provoquer un évanouissement profond. Le peuple se moque de tant de délicatesse, mais ces moqueries mêmes sont si bonhommes qu’elles constituent plutôt un hommage et le signe d’une jalousie résignée, sans amertume, que celui de la honte ou du mépris.
Moi aussi… Étant présenté au roi, moi aussi je me suis agenouillé, bien que le protocole ne m’y obligeât point. Et le roi m’a souri — ce sourire m’a aussitôt réchauffé, embrasé, sublimé ; je me suis senti compris et protégé comme jamais je ne l’avais été. Je crois que, bien pauvrement et candidement, j’ai souri en retour, humble et heureux. Alors le roi a, un instant, posé sa main sur ma tête. Son visage était déjà tourné vers un autre, et il s’est éloigné sans plus un regard pour moi ; mais cet attouchement fugace de sa main douce et tiède, souple et ferme, lisse et sûre m’a fait trembler de plaisir — et j’ai compris ceci : que le doux bonheur qui émane des toutous n’est qu’un pâle reflet de ce qu’il émet, de ce qu’il transmet, lui, le roi. Si parfois une ombre passe sur leur visage, j’en devine aisément la cause : il a déjà un certain âge, et quelques enfants gâtés mais pas encore d’héritier…
Voilà que la nostalgie me reprend… Signe de fatigue, probablement. J’ai beau m’être convaincu que j’avais bien fait de partir — de m’enfuir — ; que je vis mieux ici, chez moi, parmi les miens ; je constate que la moindre faiblesse, la moindre lassitude s’accompagnent invariablement de la nostalgie du royaume, du roi et de ses toutous, comme si ce fantasme, ce mythe étaient toujours là, tapis, prêts à saisir la moindre occasion de se manifester, la moindre opportunité de passer outre les défenses qui habituellement les tiennent en respect sans pouvoir le moins du monde les détruire ni les chasser. Ils surgissent comme un feu d’artifice inattendu et m’éblouissent, et seul le sommeil peut leur faire regagner leurs positions subreptices.
Parfois, encore aujourd’hui, des années plus tard, je m’agenouille face à un miroir, je ferme les yeux, et je me souviens. Je pose ma main sur ma tête, et parfois je sens le lointain écho, la vieille rémanence vibratile de sa main sur ma tête, irradiant de majesté. Brève extase. Quand je rouvre les yeux, il n’est pas rare que j’aie pleuré. Je me détourne alors, je ne veux pas me voir, j’ai honte, mais de quelle faiblesse, de quelle lâcheté : celle de rester, ou celle de rêver ? Je ne cherche pas à le savoir. Je me distrais, m’occupe ; j’oublie ; — jusqu’à la prochaine fois, que j’hésite à appeler la prochaine rechute.