Journal du conteur

Soyons précis : c’est la lecture du premier essai…

Soyons précis : c’est la lecture du premier essai du recueil Par-delà le crime et le châtiment de Jean Améry, rescapé d’Auschwitz, qui a ému violemment notre homme. Timide et solitaire, faible physiquement et psychiquement, maladroit, insomniaque, anxieux, émotif, il s’est convaincu que, faute aussi d’une communauté politique ou religieuse à laquelle il aurait pu se reconnaître et être reconnu appartenir, et à supposer même qu’il n’ait pas été gazé à peine débarqué, il s’est convaincu qu’il serait mort parmi les premiers, plus seul que jamais, sans aide ni pitié, — à moins d’être devenu pire encore peut-être que ses bourreaux : prêt à tout, vol, délation, prostitution…, pour survivre au détriment de tout autre.

Sombres pensées, qu’il aurait banalement voulu épancher ; mais il n’a trouvé aucune oreille attentive ce soir dans son foyer pour le consoler. Une envie impérieuse de sortir l’a saisi alors, assouvie aussitôt.

Vingt minutes de marche nocturne : longs contrastes de lumières et d’ombres, jusqu’à ce dernier. Les lumières s’arrêtent aux bords latéraux et supérieur de la forêt, pénètrent de quelques dizaines de mètres là, quelques mètres ici, au détour d’un pas s’aperçoivent, vives entre les troncs, diffuses entre les frondaisons déjà denses. Mais devant, et de plus en plus, c’est l’ombre qui domine, sans effrayer d’ailleurs tant rassurent le silence proche et, derrière, le vrombissement continu des machines ; domine mais s’atténue à mesure que, pupille élargie, s’habitue la vision. Néanmoins le sol reste indistinct. Ce qui ne l’empêche pas de marcher d’un bon pas, indifférent aux flaques éventuelles de boue, aux petits animaux imprudents ou malchanceux, aux branches tombées qui le font trébucher. Les yeux levés, il se guide sur le chemin de ciel entre les cimes. Il sait bien sûr où il va, où il veut arriver ; il pourrait éclairer ses pas ; il ne pourrait pas y aller les yeux fermés.

À moins d’être une chouette, qui le suivrait des yeux le perdrait rapidement, mais la forêt semble déserte en visibles consciences vigiles. Où sont-ils tous ? Pourquoi lui et nul autre ici parmi un million de voisins ? Il ne s’en étonne qu’un instant, puis surtout se réjouit de cette absence de congénères qui est présence accrue, plus sensible, du reste du monde. Cette majestueuse présence le rapetisse en douceur, tandis que ses sens aux aguets focalisent son attention sur l’instant présent. De la conjonction de ces éléments, la forêt, la nuit, une solitude recherchée et même revendiquée celle-là, naissent sourdement, d’abord l’assomption renouvelée de l’inéluctable possibilité du pire, puis la relativisation cosmique, qui console en désindividualisant, enfin et en somme le simple apaisement. Peu de temps y a suffi. D’ailleurs voilà déjà le premier frisson de froid : il faut rentrer, en refermant la boucle déjà rituelle. Cette fois la lumière croît avec le pas, tandis que s’élargissent les voies, s’élaguent les troncs, s’éclaircissent les broussailles. Il a failli heurter la barrière, qu’il n’a discernée qu’au dernier moment. Voici la rue, trop bien éclairée. Un animal a traversé vite, là-bas, de la taille d’un gros chat peut-être, mais, a-t-il semblé, plus haut sur pattes, plus rond ; il a disparu dans une haie touffue. Nul ne saura jamais quel était cet unique compagnon noctambule.

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