Journal du conteur

Vers les ruines du camp d’A.

Dans le noir, à tâtons, je cherche le bord, le mur. J’avance à petits pas, trébuchant dans les branches tombées, sursautant au moindre bruit proche. Mes mains, enfin, touchent quelque chose, précautionneusement l’explorent en palpant sa surface. D’après la rugosité irrégulière de celle-ci, typique, c’est d’évidence un arbre. Enfin j’ai touché le dur. Je peux m’y adosser, me laisser tomber contre lui. Ici je peux attendre ; je peux dormir peut-être ; je n’ai presque plus peur. Il peut tomber et m’écraser : tant pis ; je ne prends pas le risque : sciemment je le néglige. Si c’est par mon arbre que je dois souffrir et mourir, je m’y résigne d’avance : loin de lui, chaque instant est grevé par l’angoisse ; sans sa dureté palliative et défensive, la vie est simplement trop dure, donc vaine. Par conséquent je reste, et somnolant j’attends le jour, pour découvrir le visage fixe et ridé de mon sauveur, de mon soutien fortuits. Et si le jour ne devait jamais venir, je ne suis pas sûr que je partirais à sa recherche ; et si je devais choisir pour toujours entre le dur et le jour, je choisirais peut-être la nuit.


Mais je n’ai pas et n’aurais jamais alors atteint le bord, le mur de frontière, mes véritables objectifs de cartographe et chercheur de limites. Égaré dans la nuit soudaine, je me contente du dur, de toute solide verticalité. Si le jour revient… — Si alors je les aperçois toujours… aussi loin soient-ils, je partirai, l’appel sera irrésistible, les atteindre, les sentir, savoir que j’ai touché l’un des bouts du monde, qu’au-delà s’étend seulement l’amoralité physique et biologique, que la réalité humaine la plus brute s’éprouve ici, lieu où les dernières illusions s’évaporent, dans la lumière crue des banales vérités inconfortables que je suis venu chercher pour les assumer. (Que la vie ne tient qu’à un fil ; que presque tous avant de mourir nous souffrirons ; qu’il est des contextes où l’homme est bien pire qu’un loup pour l’homme, etc.)

Si au contraire ce bord, ce mur je ne les entrevois plus, j’hésiterai inévitablement. Partir et me perdre ; rester et m’enterrer ; faire demi-tour et rentrer vaincu ? Je ne sais même pas, hors hasard, ce qui me ferait choisir une de ces voies amères plutôt qu’une autre.

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