Ceux que j’ai laissé s’installer finissent toujours pas disparaître eux aussi. Tant qu’ils sont là je les observe, rarement mais intensément ; c’est ma manière de prier. Minuscules dieux nocturnes des recoins humides, petits dieux volants éphémères aimant le sucre, et surtout, petits dieux à longues pattes et toile tissée. J’essaye de comprendre leur étrangeté, et de ne pas juger cruel ce qui dans leurs actes m’horrifie.
Quand je m’aperçois, toujours inopinément, qu’ils ne sont plus là, je suis déçu : c’est comme si je n’étais pas digne de leur présence.
Une belle surprise toutefois : récemment, un petit dieu à coquille s’est caché pendant trois semaines, avant de surgir en plein repas, rampant entre les assiettes. Ma fille l’a délicatement remis là où elle l’avait ramassé trois semaines plus tôt. Il était peut-être affamé mais semblait en bonne santé.
Dehors ils sont partout, et faciles à trouver. Inutile de leur dresser des autels, qu’ils ne sacraliseront pas nécessairement de leur présence : il suffit de baisser les yeux, de retourner pierre ou feuille, de secouer une branche, soulever une écorce, creuser légèrement la terre… On découvre alors que le monde est certes enchanté, mais au ras du sol.
Eux nous voient aussi. Dehors nous sommes la plupart du temps sous le regard d’au moins quelques-uns d’entre eux, mais je doute qu’ils nous identifient comme individus ni même comme êtres quelconques. Ni géants, ni admirateurs, ni exterminateurs : plutôt de simples choses, dangereuses ou non, comestibles ou non, propices à nidification ou parasitage, obstacles à contourner ou traverser…
On peut les écraser, les empoisonner, les démembrer, les emprisonner facilement ; on peut les admirer, les étudier, les protéger ; mais on ne peut ni les soumettre ni les posséder comme esclave ou chien. Ils n’ont pas d’autre maître que le soleil, lointain, souverain, unique pourvoyeur d’ambroisie.
La question se pose de leurs attributs : qui a lesquels ? Certains ont la coquille, d’autres la toile, d’autres élytres, antennes, couleurs chatoyantes ; certains marchent sur l’eau, d’autres peuvent survivre à l’ébullition ou dans l’espace même… Tous ont la faiblesse, beaucoup le silence. Mes préférés sont à la fois les plus vulnérables et les plus lents.
Ma fille collectionne des reliques : les exuvies de petits dieux, qu’elle trouve au pied des arbres. Une controverse théologique fondamentale nous agite : faut-il reconnaître le statut divin à ces dépouilles ? Ma fille l’affirme, tandis que sur cette question j’incline à l’agnosticisme.
Autrefois ils étaient plus grands. Avec leurs longues pattes, leurs vastes ailes, leurs larges segments, leurs énormes pinces, ils nous auraient fait peur, même ceux qui n’étaient pas moins inoffensifs que leurs descendants actuels. Mais c’était bien avant notre apparition ; et si ça revient un jour dans l’histoire de la Terre, ce sera peut-être à cause de nous, sans doute après.