Journal du conteur

Petits dieux

Combien de dieux ai-je dérangé aujourd’hui, et même écrasé, par mégarde, sans même m’en rendre compte ? Ils sont si discrets ! Petits dieux ailés voletant de fleur en fleur, petits dieux rampants se traînant de bouse en bouse…

J’en ai sauvé deux ou trois aussi : petits dieux tombés sur le dos, agitant leurs pattes en vain. Je ne les ai pas regardés longtemps ni attentivement, par respect ou par humilité ou par indifférence, paresse, orgueil. J’en ai toutefois tenu un dans le creux de ma main. Il frétillait ; voulait s’enfuir, ou du moins s’en aller ; pourtant il ne s’envolait pas, j’ai dû le poser par terre, parmi les bouses ou — je ne me souviens plus — sur le bord du chemin, à l’abri des semelles, comme je le fais aussi pour les petits dieux à coquille. Je ne leur ai pas parlé, je n’ai pas prié, rien demandé, mais je me suis recueilli, me sachant dans leur domaine, en leur présence innombrable quoique furtive. Par hasard et involontairement, j’en ai même ramené un chez moi : un petit dieu duveteux, long et fin, cylindrique, à pattes nombreuses et minuscules ; je l’ai trouvé qui descendait d’un de mes cheveux entre mes yeux. Je l’ai mis au compost avec les épluchures, je crois qu’il y sera bien, à sa place, temporairement, brièvement même, comme il se doit. Ce n’est pas la piété qui m’a retenu de donner le petit dieu aux poules — êtres en lesquels, avouons-le, il est bien difficile de discerner la moindre étincelle ! —, mais la simple paresse : le compost est plus près que le poulailler.

Il reste, ou plutôt il revient, quelques petits dieux chez moi, lares domestiques infimes et secrets, à ailes et à pattes, noirs, chitineux, silencieux. Ceux qui ne m’effraient pas, je les laisse volontiers mener leur existence, accomplir leurs mystérieuses et modestes tâches divines ; les autres, je les capture et les chasse ; je confesse qu’il m’est arrivé d’écraser volontairement des dieux à huit pattes ; je n’en suis pas fier. Je ne crains pas pour le salut de mon âme — je ne crois pas en posséder plus qu’eux — ; je ne crains pas non plus leur vengeance : ils semblent aussi indifférents à ma personne qu’on peut l’être ; je crains seulement de vivre, ou plutôt de vivoter, dans un cimetière devenant un désert.


Ceux que j’ai laissé s’installer finissent toujours pas disparaître eux aussi. Tant qu’ils sont là je les observe, rarement mais intensément ; c’est ma manière de prier. Minuscules dieux nocturnes des recoins humides, petits dieux volants éphémères aimant le sucre, et surtout, petits dieux à longues pattes et toile tissée. J’essaye de comprendre leur étrangeté, et de ne pas juger cruel ce qui dans leurs actes m’horrifie.

Quand je m’aperçois, toujours inopinément, qu’ils ne sont plus là, je suis déçu : c’est comme si je n’étais pas digne de leur présence.


Une belle surprise toutefois : récemment, un petit dieu à coquille s’est caché pendant trois semaines, avant de surgir en plein repas, rampant entre les assiettes. Ma fille l’a délicatement remis là où elle l’avait ramassé trois semaines plus tôt. Il était peut-être affamé mais semblait en bonne santé.


Dehors ils sont partout, et faciles à trouver. Inutile de leur dresser des autels, qu’ils ne sacraliseront pas nécessairement de leur présence : il suffit de baisser les yeux, de retourner pierre ou feuille, de secouer une branche, soulever une écorce, creuser légèrement la terre… On découvre alors que le monde est certes enchanté, mais au ras du sol.


Eux nous voient aussi. Dehors nous sommes la plupart du temps sous le regard d’au moins quelques-uns d’entre eux, mais je doute qu’ils nous identifient comme individus ni même comme êtres quelconques. Ni géants, ni admirateurs, ni exterminateurs : plutôt de simples choses, dangereuses ou non, comestibles ou non, propices à nidification ou parasitage, obstacles à contourner ou traverser…


On peut les écraser, les empoisonner, les démembrer, les emprisonner facilement ; on peut les admirer, les étudier, les protéger ; mais on ne peut ni les soumettre ni les posséder comme esclave ou chien. Ils n’ont pas d’autre maître que le soleil, lointain, souverain, unique pourvoyeur d’ambroisie.


La question se pose de leurs attributs : qui a lesquels ? Certains ont la coquille, d’autres la toile, d’autres élytres, antennes, couleurs chatoyantes ; certains marchent sur l’eau, d’autres peuvent survivre à l’ébullition ou dans l’espace même… Tous ont la faiblesse, beaucoup le silence. Mes préférés sont à la fois les plus vulnérables et les plus lents.


Ma fille collectionne des reliques : les exuvies de petits dieux, qu’elle trouve au pied des arbres. Une controverse théologique fondamentale nous agite : faut-il reconnaître le statut divin à ces dépouilles ? Ma fille l’affirme, tandis que sur cette question j’incline à l’agnosticisme.


Autrefois ils étaient plus grands. Avec leurs longues pattes, leurs vastes ailes, leurs larges segments, leurs énormes pinces, ils nous auraient fait peur, même ceux qui n’étaient pas moins inoffensifs que leurs descendants actuels. Mais c’était bien avant notre apparition ; et si ça revient un jour dans l’histoire de la Terre, ce sera peut-être à cause de nous, sans doute après.

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