Journal du conteur

Les Jardiniers

Ils reviennent. On les a vus descendre la montagne en serpentant, leurs outils sur l’épaule à la place du fusil ; leurs torches les ont trahis dans le crépuscule de l’aube. Aux jumelles, on a suivi leur avancée jusqu’à ce qu’on soit sûr de leur identité. Les Jardiniers de Gaïa, ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes. Ils seront là dans quelques heures ; nous les attendons.

Nos aïeux ont dû avoir peur la première fois qu’ils les ont aperçus, longue file dans le versant comme une rivière grise, au siècle dernier. Pillards ? Soldats en maraude ? Déserteurs en fuite ? Ils les ont observés, hésitant à fuir. Puis ils ont remarqué que les objets longs et fins sur leurs épaules n’étaient que des outils pour le travail de la terre : c’étaient les têtes de métal neuves de ces outils qui luisaient au soleil, et non le canon de fusils. Alors ils ont dû être soulagés, mais pas complètement. Disons méfiants et curieux. Il passe souvent des étrangers dans la vallée, mais en nombre, presque jamais.


« Déjà ! » ont dit certains d’entre nous, « et s’ils ne faisaient que passer cette fois… » Il s’avère que non. Avec la candeur oppressante qui les caractérise, après les salutations d’usage et l’échange de nouvelles ils demandent directement une audience au conseil. Nous savons bien pourquoi, ils n’en font d’ailleurs pas mystère : pour qu’on leur concède une nouvelle parcelle de terre. Et nous savons aussi déjà — et, sans doute, eux aussi — que nous céderons, comme toujours. À contrecœur, mais ils ne semblent pas le remarquer, ou ne pas vouloir en tenir compte. Peu s’en faut qu’ils ne nous remercient déjà…

Le conseil les fait patienter quelques jours, pour la forme. Ils campent un peu à l’écart, tranquillement. Ils font quelques emplettes, payées en pièces de monnaie, en pièces détachées, en clous neufs ; ils fréquentent notre bibliothèque ; ils se rendent utiles aux champs, où ils sont efficaces et de bon conseil ; ils nous ont offert des semences. Ils visitent aussi les parcelles qui leur avaient été précédemment concédées. Ou plutôt : ils les effleurent : c’est-à-dire qu’ils les longent, en font le tour en les observant, sans les pénétrer, sauf à les traverser s’il y reste un chemin marqué, et sans sortir de celui-ci semble-t-il, ainsi que l’ont remarqué les paysans travaillant en bordure. Le soir ils se baladent, jouent aux cartes — sans enjeu — ; parfois aussi, en chœur et à voix basse, ils chantent et psalmodient autour du feu dans une langue que je ne reconnais pas malgré des inflexions familières. La mélodie simple, lente et répétitive a probablement un fort pouvoir hypnotique, mais le crépitement des grandes flammes tremblant dans la brise du soir a peut-être le même effet sur nous. Ils boivent peu d’alcool, sans dédaigner un petit verre. Ils écoutent plus qu’ils ne parlent, mais répondent sans timidité à nos questions, qui certes ne sont pas embarrassantes. Pourtant on sent qu’ils gardent une certaine réserve, peut-être en miroir de la nôtre. En somme ce sont des hôtes paisibles et discrets, de plus en plus appréciés.


À peine ont-ils reçu leur nouvelle parcelle qu’ils se mettent à la nettoyer, et ce faisant étonnent ceux d’entre nous qui les voient pour la première fois. On dirait des éboueurs. Ils préparent la terre comme pour la cultiver, sauf qu’ils laissent les pierres et les arbres.

Faute de mieux, ils font un grand feu de tous les déchets qu’ils ont rassemblés, puis ils répandent la cendre. Ce qui n’a pas brûlé, ils le cassent en morceaux qu’ils mettent dans de grands sacs, pour, disent-ils, les jeter dans la gueule d’un volcan actif. De la manière dont ils l’ont dit, il est clair qu’il s’agit d’un acte religieux. Comme la cérémonie par laquelle ils ont consacré leur terre, à laquelle nous étions conviés. Ils étaient sous un arbre et je n’ai pas vu grand-chose. J’étais loin, parce que je n’étais guère curieux. J’avais juste suivi la foule et me suis vite lassé. (Si j’ai un dieu, c’est la vertigineuse et improbable suite de hasards qui mène à la vie sur Terre, à l’intelligence ; le cosmos est son nom et la nuit étoilée son visage.)


C’est tout de même à l’occasion de cette cérémonie que j’ai identifié leur chef, à son emploi. Il ne se distingue par aucun signe extérieur d’autorité ou même de singularité. Mais il suffit de l’entendre parler une fois pour comprendre pourquoi c’est lui le chef. On sent très vite qu’il n’aurait besoin ni de la peur ni de la force pour vous faire agenouiller. Son regard, sa voix, sa poigne, son sourire et la douceur écrasante qui en émane suffiraient. Il n’a pas peur. Il sert. Il a même éludé son nom. Moi qui l’ai vu agir et entendu parler, j’ai eu peur de lui. Je me suis tenu à l’écart, m’arrangeant, discrètement, pour ne jamais me retrouver face à lui, pour qu’il ne m’adresse jamais la parole. Je crois qu’il ne m’a pas remarqué. Heureusement. Je suis trop vieux pour changer.


Voilà que, leur mystérieux office accompli, ils se préparent à partir, non sans avoir enregistré quelques conversions. Certains convertis partent avec eux, la plupart restent. Pour veiller sur les terres de leur nouvelle congrégation ? Ce serait inutile : même si elles ne sont pas encloses et si on ne nous a jamais demandé de les respecter, c’est ce que nous avons toujours fait, non pas seulement en vertu des anciennes lois cadastrales ni de la parole donnée par l’autorité locale et de la coutume qu’elle instaure, mais par respect pour leur consécration à la déesse. Même si ces friches et ces bouts de forêt de plus en plus nombreux parsèment nos terres cultivées, le plus souvent nous les contournons. Bien sûr des fugueurs, des brigands s’y cachent parfois un temps ; des enfants s’y aventurent, cherchant leurs limites ; bien sûr il nous arrive, par commodité ou par curiosité, de les traverser, mais discrètement ; nous regardons autour de nous, nous y voyons des plantes, des animaux qu’on ne trouve pas ailleurs, mais pas de dieux. Mis à part ces menues intrusions, sans doute prévues et tolérées, sentant que nous n’avons rien à y faire nous ignorons ces terres doublement étrangères.


Jusqu’à maintenant elles ne nous ont jamais manqué, ces terres, mais que se passera-t-il si un jour c’est le cas ? C’est un sujet qu’aucun d’entre nous n’a osé aborder avec les Jardiniers (comme d’ailleurs aucun sujet épineux), dont le prestige religieux, le nombre d’adeptes et la puissance temporelle croissant de concert forcent le respect — et la prudence.

Ils n’imposent et n’exigent rien — ils ne sont pas encore assez nombreux pour cela —, mais nous ne refusons jamais rien non plus… Et si nous avions refusé ? Pour cette fois ils nous auraient sûrement remerciés quand même, puis seraient partis aussitôt, sans colère ni reproche. Mais tôt ou tard ils seraient revenus, comme si de rien n’était, toujours aussi candides et oppressants comme les questions difficiles des enfants.


Ils nous ont dit au revoir — sans la moindre ironie — et ils sont partis ; nous les regardons gravir le versant qui les mène hors de la vallée. Ils s’amenuisent lentement, jusqu’à disparaître avec l’éclat puis la fumée de leur dernière torche.

Puisqu’il s’écoule de moins en moins de temps entre leurs retours, comme l’ont remarqué quelques vieux dont je suis, ils ne tarderont pas à revenir : quelques années tout au plus. Je les verrai peut-être encore une fois !


Je le constate avec tristesse, une part chaque fois plus nombreuse de nos jeunes gens regrettent ces départs ; ils attendent avec impatience le retour des Jardiniers ; ils s’imaginent déjà les accueillir avec vénération, les fêter comme peut-être, dans le lointain Moyen Âge de l’Europe, on fêtait sur leur passage les rois itinérants. Cette ferveur est douloureuse pour un vieil athée comme moi. Mais je peux seulement m’y résigner. Je n’en ai plus pour longtemps, et le monde continuera comme il pourra. Probablement avec plus de forêts et plus de superstitions, celles-là — c’est ma conjecture — conséquence et but réel de celles-ci.

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