Ma seule force propre, c’est de l’affaiblir ; sa seule faiblesse essentielle, c’est d’être à ma merci. On croirait qu’à la naissance un mauvais génie nous a intervertis, a inversé nos rôles, nos positions. Comme la vie aurait été simple et belle dans l’autre sens ! Je l’aurais admiré, il m’aurait protégé. Dans cette hiérarchie assumée et résolue, nous aurions été unis, chacun à sa place légitime, liés par une fraternité indéfectible. Je l’aurais encouragé à surmonter ses rares faiblesses, et consolé de ses rares défaillances ; il m’aurait rassuré, et, me rassurant, toujours présent, m’aurait transmis un peu de sa hardiesse. Lui devant, moi derrière, nous aurions été complémentaires, comme veille et sommeil, comme le départ et le retour, l’épée et son fourreau, comme le poing et la paume… Mais chacun a reçu les attributs de l’autre. Comme si Aphrodite avait reçu le trident, Athéna la vigne, Héphaïstos la lyre et Apollon la forge et la sueur ; comme si Déméter avait reçu le siège de l’Hadès, comme si Achille avait reçu la couardise en même temps que l’invincibilité, et Ulysse la mêtis — la ruse — avec le mutisme…
Mon pauvre jumeau — alter ego, faux alter ego ! Comme j’aimerais te laisser ma place et prendre la tienne ! Les choses rentreraient dans l’ordre, dispositions et attributs enfin appariés. C’est impossible ; nous le savons tous deux. Je m’en désole et, je le sais, le sens, tu enrages. Qu’est-ce qui te fait résister à la folie, à la tentation d’une folie salvatrice ? L’attente de ma propre folie, qui te laisserait maître à bord et les mains libres ? J’admire ta patience, ta persévérance dans la croyance en la possibilité de ton triomphe final. Je le souhaite ! Mais je suis trop lâche pour te laisser la place. Je manque peut-être de confiance en toi, même si j’ai bien plus confiance en toi qu’en moi. Ou bien je t’utilise, comme un otage, comme un trésor gardé caché dans un coffre-fort… Grâce à ta présence secrète, je me garde des vaines tentations de la prééminence. Sachant qu’il suffirait que je m’efface et te laisse le champ libre pour dominer mon prochain, je peux rester tranquille dans ma médiocrité solitaire, dans mon insignifiance, sans subir ni les fatigues et périls de la lutte, ni l’infamie d’un échec éventuellement mérité, ni la honte d’une possible incapacité essentielle à toute ascension. Je me console dans la latence que tu incarnes. Toi, hochet de ma faiblesse… c’est ton existence même, consciente, indubitable, qui me permet de m’abandonner sans vergogne à ma douce faiblesse, reposante. Ta force en puissance libère ma faiblesse en acte. Grâce à toi, je me venge en pensée des échecs et humiliations que je subis, et je m’en contente. Puisque je sais que grâce à toi, avec toi, nous pourrions… Nul besoin de se donner la peine de le prouver !
C’est pourquoi ce n’est jamais que par accident que je te cède les commandes ! Ô mon frère, mon trésor. Ta prison est mon salut. Pour que je vive la seule vie qui puisse me rendre heureux dans la lâcheté — aussi lâche que nécessaire et aussi heureux que possible… il faut que tu souffres, puisque nous ne pouvons intervertir nos places. Je le regrette, mais je sais qu’à ma place tu n’aurais pas fait autrement. Continue donc à bouillir au fond de mon crâne, à faire sourdre en moi, avec ta chaleur vivifiante, le réconfort des vengeances virtuellement triomphales !
Comme exutoire, je t’offre ma vie onirique. Venges-y toi à loisir…