Journal du conteur

Les siamois

Mon frère et moi sommes collés. C’est lui le chef, nous le savons tous deux, mais les hasards du développement embryonnaire ont été défavorables, de sorte que c’est moi, le faible, qui ai le contrôle moteur. Tout ce qu’il a, dans sa tête à l’intérieur de la mienne, c’est un esprit, une conscience. Je le sens, je sens ses aspirations, elles m’inhibent et me briment. Il est une volonté privée des moyens de s’exprimer, de s’accomplir ; je suis un ensemble de moyens sous-employés, faute de volonté… Je veux lui rendre hommage : c’est tout ce que je peux faire pour lui. Car je ne peux pas me soumettre à sa volonté, moi le faible : j’ai trop peur pour cela, peur de lui, et peur de ce qu’il me ferait faire, et que les autres me verraient faire, me croiraient faire, m’imputeraient, à moi, puisque lui, l’autre, tout fort qu’il soit, est invisible et, sans mon aide, impuissant. Il ne s’exprime que dans mon orgueil, et dans ma libido. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore devenu fou : lui le lion encagé de naissance et pourtant, à travers mes yeux, conscient de tout : le monde, tout ce qui existe, sa situation précise, sa cage, sa puissance brimée, tout ce qu’il perd, tout ce qu’il aurait pu faire si le câblage spinal avait été légèrement différent… Il n’est pas encore devenu fou, mais il me trouble, depuis l’adolescence au moins : c’est à cause de lui que je bégaye. Et quand je ne bégaye plus, c’est que je le laisse parler, que je le laisse prendre possession de la bouche, des voies neuronales de l’expression orale. Alors on ne me reconnaît pas. Normal ! C’est l’autre, le fort, le dominant, qui enfin trouve à s’exprimer, avec aise et autorité. Mais ça ne dure jamais longtemps. Il ne peut pas triompher de moi, car le moindre coup, la moindre adversité, c’est moi qui les subis. Et chacun d’eux me rappelle à moi, je réintègre tout mon corps, je le chasse, lui qui me soumet à ce que je ne peux endurer. Ainsi nous vivons l’un dans l’autre, ainsi nous luttons, lui avec sa volonté, moi avec ma lâcheté ; ainsi nous triomphons tour à tour, lui brièvement mais avec éclat, moi dans la longue inhibition des jours fades et anxieux. Aucun ne peut tuer l’autre ; nous mourrons comme nous sommes nés, comme nous avons toujours vécu : ensemble. Et entre-temps nous continuerons à vivre cette vie fausse, cette vie double, inaccomplie et inaccomplissable, car les aspirations de l’un, et les peurs de l’autre, sont par trop antagonistes pour donner autre chose qu’une chimère.


Ma seule force propre, c’est de l’affaiblir ; sa seule faiblesse essentielle, c’est d’être à ma merci. On croirait qu’à la naissance un mauvais génie nous a intervertis, a inversé nos rôles, nos positions. Comme la vie aurait été simple et belle dans l’autre sens ! Je l’aurais admiré, il m’aurait protégé. Dans cette hiérarchie assumée et résolue, nous aurions été unis, chacun à sa place légitime, liés par une fraternité indéfectible. Je l’aurais encouragé à surmonter ses rares faiblesses, et consolé de ses rares défaillances ; il m’aurait rassuré, et, me rassurant, toujours présent, m’aurait transmis un peu de sa hardiesse. Lui devant, moi derrière, nous aurions été complémentaires, comme veille et sommeil, comme le départ et le retour, l’épée et son fourreau, comme le poing et la paume… Mais chacun a reçu les attributs de l’autre. Comme si Aphrodite avait reçu le trident, Athéna la vigne, Héphaïstos la lyre et Apollon la forge et la sueur ; comme si Déméter avait reçu le siège de l’Hadès, comme si Achille avait reçu la couardise en même temps que l’invincibilité, et Ulysse la mêtis — la ruse — avec le mutisme…


Mon pauvre jumeau — alter ego, faux alter ego ! Comme j’aimerais te laisser ma place et prendre la tienne ! Les choses rentreraient dans l’ordre, dispositions et attributs enfin appariés. C’est impossible ; nous le savons tous deux. Je m’en désole et, je le sais, le sens, tu enrages. Qu’est-ce qui te fait résister à la folie, à la tentation d’une folie salvatrice ? L’attente de ma propre folie, qui te laisserait maître à bord et les mains libres ? J’admire ta patience, ta persévérance dans la croyance en la possibilité de ton triomphe final. Je le souhaite ! Mais je suis trop lâche pour te laisser la place. Je manque peut-être de confiance en toi, même si j’ai bien plus confiance en toi qu’en moi. Ou bien je t’utilise, comme un otage, comme un trésor gardé caché dans un coffre-fort… Grâce à ta présence secrète, je me garde des vaines tentations de la prééminence. Sachant qu’il suffirait que je m’efface et te laisse le champ libre pour dominer mon prochain, je peux rester tranquille dans ma médiocrité solitaire, dans mon insignifiance, sans subir ni les fatigues et périls de la lutte, ni l’infamie d’un échec éventuellement mérité, ni la honte d’une possible incapacité essentielle à toute ascension. Je me console dans la latence que tu incarnes. Toi, hochet de ma faiblesse… c’est ton existence même, consciente, indubitable, qui me permet de m’abandonner sans vergogne à ma douce faiblesse, reposante. Ta force en puissance libère ma faiblesse en acte. Grâce à toi, je me venge en pensée des échecs et humiliations que je subis, et je m’en contente. Puisque je sais que grâce à toi, avec toi, nous pourrions… Nul besoin de se donner la peine de le prouver !

C’est pourquoi ce n’est jamais que par accident que je te cède les commandes ! Ô mon frère, mon trésor. Ta prison est mon salut. Pour que je vive la seule vie qui puisse me rendre heureux dans la lâcheté — aussi lâche que nécessaire et aussi heureux que possible… il faut que tu souffres, puisque nous ne pouvons intervertir nos places. Je le regrette, mais je sais qu’à ma place tu n’aurais pas fait autrement. Continue donc à bouillir au fond de mon crâne, à faire sourdre en moi, avec ta chaleur vivifiante, le réconfort des vengeances virtuellement triomphales !

Comme exutoire, je t’offre ma vie onirique. Venges-y toi à loisir…

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