Journal du conteur

Autrefois la Communauté vivait…

Autrefois la Communauté vivait, fière et confiante, dans d’arrogantes citadelles de la hauteur des remparts desquelles ses membres pouvaient toiser, dédaigner le reste de la société humaine. En sécurité et le sachant, ils se contentaient toutefois d’une condescendante commisération.

Beaucoup de siècles ont passé, les manuels d’histoire, les archives ont démesurément grossi ; désormais la Communauté ne possède plus que sa majuscule. Ses membres vont presque nus mendier l’aumône d’un quignon de pain et survivent à l’abri de bidonvilles de papier. Les archives sont en effet tout ce qui leur reste : c’est avec les vieux livres qu’ils ont bâti leurs logements de fortune. Cette connaissance ancienne, que personne ne songe à leur envier, leur disputer, leur voler, gît dans les terrains vagues où se concentrent les derniers survivants demeurés là. La diaspora dépasse aujourd’hui leur nombre, pas plus enviable dans son dénuement cosmopolite.

Les relations sociales de la Communauté sont toujours aussi limitées. L’arrogance, le mépris ont changé de camp. La pitié ne les a pas suivis : personne ne veut oublier le traitement si longtemps et injustement subi. Mais les membres de la Communauté ne souffrent pas d’un mépris et d’une arrogance qui répondent à leur désir perdurant d’isolement ; ils les comprennent, et certains d’entre eux les justifient, les excusent même, et les vivent comme un juste châtiment, une pénitence méritée pour les fautes de leurs aïeux.

Même si ses relations sont rares, la Communauté a cependant conservé une importante fonction sociale. Comme c’est avec les archives que ses membres actuels ont bâti leurs abris, c’est vers eux qu’on se tourne dès qu’une question relative au passé émerge. Les puissants du moment, certes, ne daignent pas se déplacer, mais ils ne manquent pas d’envoyer leurs serviteurs assouvir leur curiosité quant aux origines, aux fondateurs, aux lignées, aux mythes… Les serviteurs, richement vêtus, se sachant et se sentant très supérieurs, ne se privent pas de le montrer et de le faire sentir au premier membre de la Communauté rencontré par hasard à qui, sans aménité, ils posent la question. L’homme de la Communauté s’excuse d’abord, de son apparence, de son manque de mémoire. Il invite le serviteur du curieux à revenir quelques jours plus tard, le temps de trouver la référence et, le cas échéant, de démonter le pilier auquel elle s’agrège ou le mur qu’elle soutient. Le jour dit, le serviteur revient, et, si elle existait dans les archives ou dans les connaissances orales de la Communauté transmises de bouche à oreille au fil des générations, la réponse lui est donnée. Le serviteur laisse là quelque nourriture, quelque ustensile de première nécessité — une vieille chemise, une miche de pain, un sac de riz, une casserole, un réchaud… — et s’en va, sans autrement remercier, rapporter la réponse à son employeur ou maître.

De cette manière, la Communauté a conservé un certain pouvoir, une certaine influence. Il a évidemment été souvent question de l’en priver, pour l’anéantir définitivement ; mais qui voudrait se salir les mains dans tout ce vieux papier, qui voudrait apprendre à déchiffrer ces alphabets désuets, à comprendre ces langues mortes ? Le reste de la société ne veut pas de cette besogne, comme autrefois de celle des éboueurs. On tolère donc la Communauté, par nécessité — et cette nécessité où ils sont redouble l’arrogance et le mépris des nouveaux privilégiés. D’autant que si on tolère la Communauté, on se méfie d’elle aussi : qui sait si elle ne ment pas, ne donne pas des réponses inventées pour la servir ? Personne en dehors de ses membres ne peut vérifier ses dires. Ils pourraient utiliser ce pouvoir ; qui peut croire qu’ils s’en privent ? Leur position le conteste pourtant, à moins qu’ils ne tirent avantage de ce supposé pouvoir d’une manière invisible, ce qu’il faudrait expliquer. Eux-mêmes en sont difficilement capables. Quand on condescend à les interroger sur eux, ils admettent en général que ce pouvoir — dont certains d’entre eux vont jusqu’à douter — ne peut pas leur permettre de recouvrer leur ancien statut privilégié.

Peu, bien peu de ces hommes toujours fiers de leur ascendance et de leur appartenance et peu enclins à les renier, en sont venus à concevoir que l’état actuel de la Communauté est le résultat d’un processus nécessaire, désirable et désiré par la population de leurs ancêtres, comme une population peut désirer ce que les individus qui la composent chacun répugnent à considérer ; peu, très peu, osent dire que dans cette misère, la Communauté a atteint son idéal.

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