Journal du conteur

Brusquement, je me rends compte…

Brusquement, je me rends compte que j’ai cessé d’avoir peur — ou que ma patience est excédée. Je ne ressens plus le besoin, qui a taraudé mon adolescence, de connaître le monde avant de le découvrir. Je décide aussitôt de me contenter de ce que je sais pour tous préparatifs, et je pars.

C’est en franchissant pour la dernière fois la porte de mon bureau de l’institut de géographie que je me rends compte du piège qui avait failli se refermer sur moi : j’aurais passé ma vie à étudier et parfaire les cartes d’un monde constamment produit et changé par les hommes, sans jamais emprunter les chemins que j’aurais tracés, sans atteindre les lieux où j’avais voulu aller enfant et dont le désir avait motivé fallacieusement mon besoin d’étudier les cartes ; pour ne pas avoir de regrets j’en serais certainement venu à croire que les cartes suppléent le monde, j’aurais succombé à l’illusion de le posséder en le voyant tout entier sous mes yeux, dans mes mains. Suivant de mon doigt tel chemin sur la carte j’aurais cru le connaître et l’arpenter, refoulant l’évidence, pourtant confirmée par la moindre balade, que rien ne remplace l’impression du chemin traversant telle terre sous tel ciel : chaque pas est un cas.

Je ne sais pas en partant si j’ai toujours le désir des lieux où mes rêves m’envoyaient, ou si je vais chercher quelque chose d’autre ou pas, mais je sais que quoi qu’il en soit j’utiliserai seulement les cartes les plus vagues, et le moins possible : je me réjouis d’avance des découvertes fortuites que j’y gagnerai. Évidemment, quelquefois j’apprécierai de pouvoir me repérer rapidement, de trouver un raccourci. Mais je garderai les cartes pour les retours, pour les revenirs, pour les deuxièmes fois et leurs suivantes éventuelles. Pour les premières fois, je devrai trouver le courage de frayer les chemins plutôt que les suivre, avec comme seuls outils mes sens et facultés.

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