Journal du conteur

Il lui a fallu longtemps pour consentir…

Il lui a fallu longtemps pour consentir à sa voie. Pendant des années il a rôdé autour de l’entrée de sa voie, guettant furtivement pour voir si personne n’y pénétrait ou n’en sortait — il avait toujours un clin d’œil, un regard entendu tout prêts, mais il n’a jamais eu l’occasion de s’en servir avant de finalement, lassé d’attendre en vain, se décider à entrer dans sa voie, pour d’autres longues années, de flânerie cette fois, comme un touriste, enivré d’une liberté qu’il n’employait pourtant qu’à narguer sa voie, ajournant toujours plus ingénieusement le moment de se mettre à la creuser.

Il l’avait pourtant reconnue sienne dès sa jeunesse, quand il s’était soudain trouvé requis par elle, ouverte inopinément devant lui. Mais il lui avait suffi de jeter par hasard un coup d’œil alentour pour se rendre compte qu’en même temps que sa voie il avait découvert toutes les autres, et avec elles la peur de s’enfermer dans une seule, la peur que d’autres lui soient meilleures, qu’il se trompe et aille perdre son temps… Sans ignorer pourtant qu’il ne pouvait — ni d’ailleurs ne voulait — les essayer, ces voies toutes exclusives les unes des autres ; et se rendant bien compte que ce n’est pas comme on choisit telle pomme plutôt que telle autre à l’étal du marchand, en fouillant éventuellement jusqu’au fond du tas, que les voies se prennent. Il parvenait à peine à user son râteau, sa pelle et son seau d’enfant, seuls outils qu’il se soit procurés, vestiges du temps où ses désirs précédaient immédiatement ses agirs. C’est seulement récemment que la conscience impérieuse du temps filant, de l’âge venant, du risque d’avoir passé sa vie à tergiverser l’a forcé à s’y mettre enfin : visage noirci, ongles cassés, il creuse parallèlement à la surface, à une hauteur d’homme environ dans le silence souterrain, résolu mais pas aussi tranquille qu’il le voudrait car obligé — du moins le sent-il — de se presser pour rattraper au moins un peu du temps perdu. Plus un instant pour les voies adjacentes, c’est seulement pour affermir ses frontières qu’il les effleure désormais.

S’il n’a pas la malchance de tomber dans un effondrement de voie, de se trouver dans une voie que d’autres auront déjà creusée, une voie déjà pleine, une voie dont la société, en loi ou en fait, aura décidé la fermeture ; s’il n’a pas le malheur de se sentir un jour bloqué, ayant atteint le bout de sa voie ou plus probablement le bout de ses forces ; s’il échappe au regret d’avoir acquiescé à cette voie — mais qu’aurait-il pu faire d’autre —, alors il creusera bienheureusement sa voie jusqu’à sa mort ou jusqu’à l’imprévisible. Sinon, il sera forcé d’essayer de changer de voie : de livrer ses désirs au hasard jusqu’à ce qu’il se trouve — peut-être — de nouveau requis par une voie qu’il aura sécrétée. Mais comme il s’est mis en voie si tard dans sa vie, comme il n’a déjà, sent-il, plus assez de temps pour creuser sa voie jusqu’au bout, s’il devait en changer ce ne serait probablement que pour choisir son cercueil, ne pas se tromper de tombeau.

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